Montréal, 15 mars 2008 • No 254

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre II du livre Le Libéralisme, publié en 1927. Traduction française parue dans Les essais: Cahiers trimestriels (Contributions à la nouvelle pensée économique). pp. 47-157, 1964-195. Paris – L'imprimerie du Delta.

 
 

LES CONDITIONS DU LIBÉRALISME (3)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

5. L'interventionnisme

 

          L'idéal socialiste perd de plus en plus de partisans. Les études économiques et sociologiques poussées auxquelles on s'est livré sur les problèmes du socialisme, et qui ont démontré le caractère irréalisable des idées socialistes, n'ont pas manqué d'impressionner. Les échecs par lesquels se sont soldées les expériences socialistes ont déconcerté jusqu'aux plus enthousiastes. On recommence petit à petit à comprendre que la société ne peut pas se passer de la propriété individuelle. Pourtant les attaques dont le système de la propriété privée des moyens de production a été l'objet pendant des décennies ont laissé une telle prévention à l'égard de l'ordre social capitaliste que l'on ne peut se décider à admettre ouvertement, bien que l'on reconnaisse l'insuffisance et le caractère irréalisable du socialisme, qu'il faut revenir aux idées libérales sur le problème de la propriété.

 

          On admet certes que la propriété collective des moyens de production, le socialisme, est absolument irréalisable du moins présentement, mais on déclare d'autre part que la propriété individuelle sans limite des moyens de production nuit aussi à la société. Aussi veut-on créer une troisième chose, un état social qui se situerait à mi-chemin entre la propriété individuelle des moyens de production et la propriété collective de ces mêmes moyens. On veut laisser subsister la propriété individuelle des moyens de production, mais on veut réglementer, contrôler et diriger l'action des propriétaires des moyens de production – les décisions des entrepreneurs, capitalistes et propriétaires fonciers – par des ordres et des interdictions des pouvoirs publics. On crée ainsi l'image idéale d'une circulation réglementée, d'un capitalisme limité par des règles administratives, d'une propriété individuelle que les interventions des pouvoirs publics dépouillent de ses traits accessoires prétendument nuisibles.

          On perçoit mieux le sens et l'essence de ce système en se représentant, par quelques exemples, les effets que ne manquent pas d'avoir les interventions des pouvoirs publics. Les interventions décisives dont il s'agit visent à fixer les prix des marchandises et des services autrement que ne le ferait le marché sans entrave.
 

          Dans le niveau des prix qui s'établit sur le marché libre, ou qui s'établirait si les pouvoirs publics n'interdisaient pas la libre formation des prix, les coûts de production sont couverts par le produit des ventes. Que les autorités exigent un prix moindre, et le produit de la vente est inférieur aux coûts. Les commerçants et fabricants s'abstiendront donc de vendre (à moins qu'il ne s'agisse de marchandises subissant, du fait de leur stockage, une rapide dévalorisation), dans l'espoir de voir revenir les pouvoirs publics sur leur décision. Si ces derniers ne veulent pas que leur décision ait pour résultat de voir les marchandises en question disparaître de la circulation, ils ne peuvent se limiter à fixer les prix; il leur faut en même temps décider que tous les stocks existants seront vendus au prix prescrit.

 

TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 2
Les conditions du libéralisme


1. L'organisation de l'économie
2. Les critiques de la propriété privée
3. Propriété et gouvernement
4. Le caractère irréalisable du socialisme
5. L'interventionnisme
6. Le capitalisme
7. Cartels et monopole
8. La bureaucratisation

          Mais cela non plus ne suffit pas. Au prix de marché idéal, l'offre et la demande auraient coïncidé. Mais par suite de la fixation du prix à un niveau moindre par une décision des pouvoirs publics, la demande a augmenté tandis que l'offre est restée la même. Les stocks existants ne suffisent pas pour donner satisfaction à tous ceux qui sont prêts à payer le prix prescrit. Une partie de la demande ne sera pas satisfaite. Le mécanisme du marché, qui, normalement, par des modifications du niveau des prix, fait coïncider l'offre et la demande, ne joue plus. Les personnes qui seraient prêtes à payer le prix prescrit par les pouvoirs publics doivent quitter le marché bredouilles. Ceux qui étaient sur place les premiers ou qui savent profiter de leurs relations personnelles avec les vendeurs ont déjà acquis tout le stock, et les autres en seront pour leurs frais. Si les pouvoirs publics veulent éviter cette conséquence de leur intervention (contraire à leurs intentions) il leur faut ajouter, à la taxation des prix et à l'obligation de vendre, le rationnement. Des instructions autoritaires déterminent la quantité de marchandises qui doit être cédée au prix prescrit à chaque intéressé.

          Pourtant, une fois épuisés les stocks existant au moment de l'intervention des pouvoirs publics, un problème autrement difficile se pose. Du fait que la fabrication n'est plus rentable au prix de vente imposé par les pouvoirs publics, elle se limite ou s'arrête. Si les pouvoirs publics désirent que la fabrication continue, il leur faut obliger les producteurs à fabriquer; et il leur faut, dans ce dessein, fixer aussi le prix des matières premières, des produits intermédiaires et des salaires. Mais ces décisions ne doivent pas se cantonner uniquement à une ou à quelques branches de la production que l'on veut régler parce que l'on considère leurs produits comme particulièrement importants. Elles doivent embrasser toutes les branches de la production, réglementer les prix de toutes les marchandises et de chaque salaire, la conduite de tous les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires fonciers et travailleurs. Si quelques branches échappaient à ces mesures, elles verraient affluer vers elles le capital et la main-d'oeuvre, et le but que voulaient atteindre les pouvoirs publics par leur première intervention serait manqué. Ce qu'ils veulent pourtant, c'est que précisément la branche de production qu'ils ont dotée d'une réglementation spéciale en raison de l'importance qu'ils attachent à ses produits, soit suffisamment pourvue. Il va à l'encontre des intentions de ces pouvoirs publics que cette branche – à la suite précisément de l'intervention – soit délaissée.

          On voit donc clairement ceci: l'intervention tentée par les pouvoirs publics dans les rouages de l'ordre social reposant sur la propriété individuelle des moyens de production manque le but que se proposaient ses auteurs; elle est – dans le sens où l'entendaient ses auteurs – non seulement inutile mais contraire au but qu'ils se proposaient, puisque le « mal » qu'elle devait combattre s'accroît encore puissamment. Avant que les prix taxés ne soient promulgués, les marchandises – de l'avis des pouvoirs publics – étaient trop chères; elles disparaissent maintenant du marché. Ce n'était cependant pas l'intention des pouvoirs publics, qui voulaient rendre les marchandises accessibles au consommateur à un prix moindre. Tout au contraire: la pénurie, l'impossibilité de se procurer des marchandises, doit leur apparaître comme le pire des maux. En ce sens on peut dire de l'intervention des autorités qu'elle est absurde et qu'elle manque son but, et du système de politique économique qui veut oeuvrer à l'aide de telles interventions qu'il est irréalisable et impensable, qu'il contredit la logique économique.

          Si les pouvoirs publics ne veulent pas remettre les choses en ordre en renonçant à leur intervention et en abolissant la taxation des prix, ils devront faire suivre ce premier pas d'autres. À l'ordre donné de n'appliquer aucun prix qui soit supérieur à celui prescrit doivent s'ajouter non seulement l'ordre de vendre les stocks et le rationnement mais encore la taxation des prix pour les biens d'un ordre plus élevé et pour les salaires, et enfin le travail forcé pour les entrepreneurs et les ouvriers. Et ces prescriptions ne doivent pas se limiter à une ou à quelques rares branches de la production, mais embrasser toutes les branches. Il n'est d'autre choix que celui-ci: ou bien s'abstenir d'intervenir dans le jeu du marché, ou bien confier aux autorités l'ensemble de la direction et de la distribution. Ou bien le capitalisme, ou bien le socialisme; il n'existe pas de système intermédiaire.

          Le mécanisme du phénomène que nous venons de décrire est familier à tous ceux qui ont vécu les tentatives faites par les gouvernements pendant la guerre et pendant l'inflation de bloquer autoritairement les prix. Chacun sait aujourd'hui que la taxation autoritaire des prix n'a eu d'autre résultat que de faire disparaître du marché les marchandises faisant l'objet de cette mesure. Partout où des mesures autoritaires ont été prises à l'égard des prix, le résultat a été le même. Lorsque par exemple les pouvoirs publics limitent le prix des loyers d'habitation, la pénurie des logements se fait aussitôt sentir. Le parti social-démocrate autrichien a pratiquement supprimé les loyers. Ce qui eut pour conséquence, dans la ville de Vienne par exemple, bien que la population ait considérablement diminué depuis le début de la guerre et que plusieurs milliers de nouveaux appartements aient été construits dans l'intervalle par la municipalité, que des milliers de personnes ne pouvaient trouver de logis.

          Prenons un deuxième exemple, le salaire minimum ou les taux de salaire.

          Si les rapports entre entrepreneurs et travailleurs ne sont pas influencés par des mesures législatives ou par les pressions syndicalistes, le salaire payé par l'entrepreneur pour chaque catégorie de travail correspond exactement à la plus-value que subissent, par ce travail, les produits en formation. Le salaire ne peut être supérieur à cette plus-value, car l'entrepreneur n'y trouverait pas son compte et serait obligé de suspendre une production qui ne « paie » pas. Il ne peut pas non plus être inférieur à cette plus-value, vu qu'il orienterait les travailleurs vers d'autres branches mieux rétribuées et forcerait les entrepreneurs à arrêter leur production en raison d'une pénurie de main-d'oeuvre.

          Il existe donc toujours dans une économie nationale un taux de salaire tel que chaque travailleur trouve à s'employer et chaque employeur trouve la main-d'oeuvre désirée lorsqu'il veut commencer une entreprise rentable à un tel taux. Les économistes ont coutume d'appeler ce taux le salaire statique ou naturel. Il monte lorsque, toutes choses restant égales par ailleurs, le nombre des travailleurs diminue; il baisse lorsque, toutes choses restant égales par ailleurs, la quantité disponible de capital pour laquelle on cherche une utilisation diminue. Il faut à cet égard observer qu'il n'est pas tout à fait exact de parler simplement de « salaire » et de « travail ». Le rendement du travail est très différent en qualité et en quantité (calculée par unité de temps) et il en est de même pour le salaire.

          Si l'économie ne quittait jamais l'état stationnaire, il n'y aurait pas de chômeurs, pour autant que le marché du travail ne subisse aucune des entraves qui sont le fait des interventions gouvernementales et de la pression des syndicats. Pourtant l'état stationnaire n'est en soi qu'un expédient de notre théorie économique. Notre esprit en a besoin pour se représenter par contraste les phénomènes qui se déroulent dans l'économie qui nous entoure dans la réalité et dans laquelle nous vivons. La vie – heureusement – n'est jamais au repos. Il n'y a jamais de stagnation économique, mais des modifications incessantes, du mouvement, du nouveau. Il y a par conséquent toujours des branches de production qui sont délaissées ou limitées parce que les consommateurs se sont détournés de leurs produits, et des branches qui s'élargissent ou même se transforment entièrement. À ne considérer que les dernières décennies, nous pouvons dénombrer bien des industries qui ont fait leur apparition: celles de l'automobile, de l'aviation, du cinéma, des fibres artificielles, de l'électronique. Ces branches d'industrie emploient aujourd'hui des millions de travailleurs qu'elles n'ont puisés que partiellement dans l'accroissement de la population; une partie est venue des branches de production qui se sont réduites et plus encore de celles qui peuvent, grâce à l'amélioration des techniques, maintenir leur production avec moins d'ouvriers.

          Il peut parfois advenir que les changements qui se produisent dans les conditions des différentes branches de production se déroulent si lentement qu'aucun travailleur n'est obligé de changer d'emploi et de s'adonner à une nouvelle activité; seuls les jeunes qui arrivent à l'âge de choisir un métier se tournent davantage vers les branches en expansion. Mais en général, dans l'ordre social capitaliste qui progresse rapidement et élève le niveau de vie des hommes, le progrès va beaucoup plus vite pour qu'il puisse dispenser l'individu de la nécessité de s'y adapter. Lorsque, il y a deux cents ans ou plus, un jeune garçon apprenait un métier, il pouvait compter l'exercer sa vie durant tel qu'il l'avait appris sans que son conservatisme puisse lui causer un préjudice. L'ouvrier lui-même doit s'adapter aux conditions changeantes, apprendre du nouveau ou changer de méthodes. Il lui faut quitter une branche qui ne nécessite plus le même nombre de travailleurs pour se tourner vers une nouvelle venue ou qui a besoin de plus de bras qu'avant. Mais même en restant dans son ancienne branche, il lui faut, si les circonstances l'exigent, apprendre du nouveau.

          Tout ceci atteint le travailleur sous forme de modification des salaires. Lorsqu'une branche emploie relativement trop de travailleurs, cela donne lieu à des licenciements, et les licenciés ne retrouvent pas facilement à s'employer dans la même branche. La pression qu'ils exercent sur le marché du travail influe sur les salaires de cette branche. Et ceci oblige les travailleurs à chercher à s'employer dans les branches de production désireuses d'embaucher davantage et, par conséquent, prêtes à payer des salaires plus élevés.

          On voit ainsi clairement ce qui peut arriver lorsqu'on satisfait le travailleur dans son désir de travailler, et d'avoir un salaire élevé. De façon générale, on ne peut, sans déclencher certains effets accessoires que ne peuvent souhaiter les travailleurs, faire monter les salaires au-delà du niveau qui serait le leur sur un marché aucunement entravé par les interventions des pouvoirs publics ou d'autres instances sociales. On peut, dans une branche de production particulière ou dans un pays particulier, faire monter le salaire en interdisant l'arrivée en renfort de travailleurs venant d'autres branches ou de l'étranger. De telles augmentations de salaires se font aux dépens des travailleurs dont le renfort est écarté. Leur salaire est plus bas que celui qu'ils pourraient obtenir si l'on n'entravait pas leur libre circulation. L'amélioration des salaires des uns se fait donc aux dépens des autres. Seuls peuvent se servir de cette politique tendant à paralyser la libre circulation des travailleurs, les ouvriers des pays et des branches de production qui souffrent d'une pénurie de main-d'oeuvre. Dans une branche ou dans un pays où tel n'est pas le cas, une seule chose peut élever les salaires, un accroissement de la productivité générale, par l'augmentation du capital disponible ou par l'amélioration des techniques de production.

          Mais lorsque le gouvernement promulgue une loi fixant des salaires minima au-dessus du niveau du salaire statique ou naturel, les entrepreneurs s'aperçoivent nécessairement qu'ils ne peuvent plus mener à bonne fin certaines affaires qui furent encore rentables à un niveau des salaires plus bas. Ils limitent par conséquent la production et licencient du personnel. La conséquence d'une augmentation artificielle des salaires, c'est-à-dire d'une augmentation venant de l'extérieur sur le marché, se traduit donc par un accroissement du chômage.
 

« De quelque côté que nous considérions l'interventionnisme, il s'avère toujours qu'il aboutit à un résultat que ne se proposaient pas ses auteurs et partisans et que, de leur propre point de vue, il doit paraître comme une politique absurde et inopportune. »


          Il est vrai qu'en général de telles tentatives pour fixer légalement le salaire minimum ne revêtent pas aujourd'hui une grande ampleur. Pourtant, la puissance qu'acquièrent les syndicats leur a permis de fixer pour les salaires un minimum. Que les travailleurs s'unissent au sein d'associations afin d'établir un dialogue avec les entrepreneurs, c'est un fait qui en soi n'est pas de nature à provoquer des perturbations dans le déroulement des phénomènes du marché. Le fait que les travailleurs revendiquent avec succès le droit de rompre sans autre forme de procès des contrats auxquels ils ont consenti et qu'ils arrêtent le travail, n'entraînerait pas non plus une perturbation du marché du travail. Ce qui crée une nouvelle situation sur le marché du travail, c'est le fait, pour la plupart des pays européens industrialisés, que les grèves et le nombre important des membres des syndicats de travailleurs ne sont pas concevables sans la contrainte. Comme les travailleurs organisés en syndicats refusent l'admission au travail des travailleurs non organisés, et comme ils empêchent de vive force que, en cas de grève, d'autres prennent la place des grévistes, les revendications salariales qu'ils présentent aux entrepreneurs agissent de la même façon que le ferait une loi gouvernementale sur les salaires minima. Car l'entrepreneur est contraint, s'il ne veut pas arrêter toute l'exploitation, de se plier aux exigences du syndicat. Il lui faut payer des salaires tels que le montant de la production doit être limité, le produit fabriqué à des coûts élevés ne trouvant pas à s'écouler dans la même mesure que le produit fabriqué à moindre coût. C'est ainsi que le salaire plus élevé qui est le résultat des pressions exercées par les syndicats cause du chômage.

          L'étendue et la durée du chômage né de cette situation sont tout autres que celle du chômage qui provient des déplacements continuels dans la demande de main-d'oeuvre. Le chômage qui ne résulte que des progrès qui conditionnent le développement industriel ne peut ni prendre une grande envergure ni devenir une institution durable. Les ouvriers devenant excédentaires dans une branche trouveront bientôt à s'employer dans une branche nouvelle ou en extension. En cas de libre circulation des travailleurs et lorsque le passage d'un métier à un autre n'est pas entravé par des obstacles légaux ou autres, l'adaptation aux nouvelles conditions se fait sans trop de difficultés et assez vite. On peut d'ailleurs contribuer à réduire davantage encore l'importance de ce chômage par un développement des bureaux de placement.

          Cependant le chômage qui résulte de l'intervention sur le marché du travail de facteurs contraignants n'est pas un mécanise qui, alternativement, apparaît et disparaît. Il dure irrémédiablement aussi longtemps que subsiste la cause qui l'a engendré, c'est-à-dire aussi longtemps que la loi ou la contrainte du syndicat empêche que le salaire soit ramené, par la pression des chômeurs cherchant un emploi, au niveau auquel il se serait établi s'il n'y avait pas eu d'intervention de la part du gouvernement ou des syndicats, au taux qui finalement permet à tous ceux qui cherchent du travail d'en trouver.

          Des indemnités de chômage allouées aux chômeurs par le gouvernement ou les syndicats ne font qu'aggraver le mal. En cas de chômage résultant de modifications dynamiques de l'économie, les allocations de chômage n'ont pour conséquence que de retarder l'adaptation des ouvriers aux nouvelles conditions. Le chômeur allocataire ne s'estime pas dans la nécessité de s'orienter vers un nouveau métier lorsqu'il ne trouve plus à s'employer dans l'ancien; il laisse du moins passer plus de temps avant de se décider à prendre un autre métier ou à changer de lieu de travail ou encore à rabaisser ses exigences au taux de salaire auquel il pourrait trouver du travail. A moins que les allocations de chômage ne soient par trop réduites, on peut oser l'affirmation que le chômage ne peut pas disparaître tant qu'existent ces allocations.

          Mais en cas de chômage provoqué par l'élévation artificielle du niveau des salaires (à la suite de l'intervention du gouvernement ou de l'appareil coercitif des syndicats, toléré par le gouvernement), la question est de savoir qui, des travailleurs ou des entrepreneurs, doit en supporter le fardeau. Ce n'est jamais l'État, le gouvernement, la commune, car ceux-ci s'en déchargent ou sur l'entrepreneur ou sur le travailleur ou le font partager à chacun d'eux. Si ce fardeau est imputé aux travailleurs, ils perdent le fruit de l'augmentation artificielle des salaires; il se peut même que ce fardeau devienne plus lourd que ce que rapporte cette augmentation artificielle. On peut imposer à l'entrepreneur la charge des indemnités de chômage en lui faisant payer une taxe pour les besoins de ces indemnités, proportionnelle au total des salaires qu'il distribue. Dans ce cas l'allocation de chômage a pour effet d'élever le coût de la main-d'oeuvre, à l'instar d'une augmentation de salaire au-delà du niveau statique. La rentabilité de l'emploi de la main-d'oeuvre se réduit d'autant, en même temps que diminue le nombre d'ouvriers qui peuvent être employés de façon rentable. Le chômage ne fait donc qu'augmenter en une spirale sans fin. Mais on peut encore mettre les allocations de chômage à la charge des entrepreneurs en les imposant, quel que soit le nombre de leurs ouvriers, sur leurs bénéfices ou sur leur fortune. Cette imposition a également pour effet d'augmenter le chômage. En cas de consommation du capital ou de ralentissement dans la formation de nouveaux capitaux, les conditions d'emploi de la main-d'oeuvre deviennent, cæteris paribus, moins favorables(1).

          Que l'on ne puisse combattre le chômage en faisant exécuter, aux frais de l'État, des travaux publics dont on se serait sans cela dispensé, c'est là un fait d'évidence. Les ressources utilisées ici doivent être retirées à l'aide d'impôts ou d'emprunts aux champs d'application où elles auraient trouvé autrement à s'employer. On ne peut, de cette façon, atténuer le chômage dans une branche que dans la mesure où on l'accroît dans une autre.

          De quelque côté que nous considérions l'interventionnisme, il s'avère toujours qu'il aboutit à un résultat que ne se proposaient pas ses auteurs et partisans et que, de leur propre point de vue, il doit paraître comme une politique absurde et inopportune.
 

6. Le capitalisme

          Tout examen des diverses formes imaginables de sociétés basées sur la division du travail ne peut aboutir qu'à cette constatation: il n'est de choix, pour cette société, qu'entre la propriété collective et la propriété individuelle des moyens de production. Toutes les formes intermédiaires sont absurdes et se révèlent d'une réalisation inopportune. Si de plus on reconnaît que le socialisme est lui aussi irréalisable, on ne peut échapper à l'obligation d'admettre que le capitalisme est le seul système d'organisation sociale qui soit réalisable dans une société humaine soumise à la division du travail. Ce résultat de l'examen théorique ne pourra pas surprendre l'historien et le philosophe de l'histoire. Si le capitalisme s'est imposé, en dépit de l'hostilité qu'il a toujours rencontrée auprès des masses et des gouvernements, s'il n'a pas été obligé de céder la place à d'autres formes de coopération sociale qui ont joui de bien plus de sympathie de la part des théoriciens et praticiens, on ne peut l'attribuer qu'au fait qu'il n'existe absolument aucun autre ordre social possible.

          Il n'est certes pas besoin d'expliquer pourquoi il ne nous est pas possible de revenir aux formes moyenâgeuses d'organisation sociale et économique. La population que le Moyen Âge a nourrie sur la terre habitée par les peuples civilisés de l'Occident ne représente qu'une fraction des habitants qui peuplent aujourd'hui ces territoires, et chaque individu avait à sa disposition, pour couvrir ses besoins, beaucoup moins de biens que la forme de production capitaliste n'en donne à l'homme moderne. On ne peut songer à un retour au Moyen Âge si l'on ne se décide pas tout d'abord à réduire la population actuelle au dixième ou au vingtième, et si de surcroît l'on n'impose pas à chaque individu une frugalité dont l'homme moderne ne peut se faire aucune idée. Certains auteurs proposent comme unique idéal souhaitable le retour au Moyen Âge ou, comme ils disent, à un « nouveau » Moyen Âge. Bien que tous ces auteurs reprochent surtout à l'âge capitaliste son état d'esprit matérialiste, ils sont eux-mêmes bien plus fortement enlacés qu'ils ne le pensent dans un mode de pensée matérialiste. N'est-ce pas faire preuve d'un matérialisme des plus grossiers que de croire, comme le font beaucoup de ces auteurs, que la société humaine pourrait, après un retour aux formes médiévales de l'économie et de l'ordre social, conserver toutes les ressources techniques de la production créées par le capitalisme et conserver ainsi au travail humain ce haut degré de productivité qu'il a atteint dans l'ère capitaliste? La productivité du mode de production capitaliste est le résultat d'une manière de penser capitaliste et de la conception capitaliste que les hommes se font à l'égard de l'activité économique. Et cette productivité n'est un résultat de la technique moderne que pour autant que l'épanouissement de cette dernière ne pouvait nécessairement que résulter de l'esprit capitaliste. Rien n'est plus absurde que le principe de conception matérialiste de l'histoire énoncé par Karl Marx: « Le moulin à main produit une société de seigneurs féodaux, le moulin à vapeur une société de capitalistes industriels ». Pour faire naître l'idée du moulin à vapeur et pour créer les conditions permettant de réaliser cette idée, il a fallu la société capitaliste. C'est le capitalisme qui a créé la technique et non la technique le capitalisme. Non moins absurde pourtant la pensée que l'on pourrait conserver l'équipement technico-matériel de notre économie, une fois écartés les principes intellectuels qui en sont le fondement. On ne peut continuer à mener l'économie de façon rationnelle dès lors que l'on oriente à nouveau toute sa manière de penser sur le traditionalisme et sur la croyance en l'autorité. L'entrepreneur, l'élément agissant de la société capitaliste et par là aussi de la technique moderne, est impensable dans un milieu de gens qui ne s'intéressent qu'à une vie contemplative.

          Si l'on qualifie d'irréalisable toute autre forme de société que celle qui repose sur la propriété individuelle des moyens de production, il s'ensuit évidemment que la propriété individuelle, en tant que fondement de l'association et de l'action concertée des hommes, doit être conservée et que l'on doit combattre énergiquement toute tentation en vue de la supprimer. En ce sens le libéralisme défend l'institution de la propriété individuelle contre toute tentative visant à l'écarter. C'est à juste titre qu'on peut qualifier les libéraux d'apologistes puisque le mot grec apologet signifie défenseur. On devrait d'ailleurs se contenter de la simple expression de défenseur, car dans l'esprit de beaucoup de gens s'allie aux termes « apologie » et « apologiste » l'idée que ce qui est défendu est injuste.

          Mais il est une autre constatation bien plus importante que le rejet de l'insinuation contenue dans l'emploi de ces expressions, à savoir que l'institution de la propriété privée n'a absolument nul besoin d'être défendue, justifiée, motivée ou expliquée. La société a besoin, pour survivre, de la propriété privée, et comme les hommes ont besoin de la société, il leur faut, tous, rester fidèles à la propriété privée. La société ne peut en effet survivre que sur le fondement de la propriété privée. Celui qui est pour la propriété individuelle ainsi comprise est pour le maintien de l'union des hommes en société, pour le maintien de la culture et de la civilisation, et parce qu'il veut atteindre ces buts il lui faut aussi vouloir et défendre le seul moyen qui y mène, la propriété individuelle.

          Celui qui est pour la propriété privée des moyens de production ne prétend pas le moins du monde que l'ordre social capitaliste reposant sur la propriété individuelle est parfait. Il n'est pas de perfection ici-bas. Il se peut, même dans l'ordre social capitaliste, que telle ou telle chose, ou même tout, ne plaise pas à tel ou tel individu. Mais il est le seul ordre social concevable et possible. On peut tendre à changer telle ou telle institution aussi longtemps qu'on ne touche pas, ce faisant, à l'essence et aux fondements de l'ordre social, à la propriété. Il nous faut néanmoins nous accommoder de cet ordre social puisque en réalité il ne peut en exister d'autre.

          Il est aussi, dans la « nature », des choses qui peuvent ne pas nous plaire. Mais nous ne pouvons changer l'essence des phénomènes naturels. Lorsque par exemple quelqu'un prétend – et il en est qui l'ont prétendu – que la façon dont l'homme mange, assimile et digère est repoussante, on ne peut disputer contre lui. Mais on doit certes lui dire: il n'est que ce moyen ou la mort par inanition. Il n'y a pas une troisième solution. Le même raisonnement st vrai pour la propriété: ou bien la propriété individuelle des moyens de production ou bien la famine et la misère pour tous.

          Les adversaires du libéralisme ont continué de qualifier en général d'optimisme sa conception de la politique économique. C'est de leur part ou bien un reproche ou bien une façon dérisoire de caractériser la manière de penser des libéraux. Quelle absurdité que de dire de la doctrine libérale, qualifiée si souvent d'optimiste, qu'elle considère le monde capitaliste comme étant le meilleur des mondes. Pour une idéologie scientifiquement fondée comme l'est le libéralisme, la question n'est absolument pas de savoir si l'ordre social capitaliste est bon ou mauvais, si l'on peut ou non en imaginer un meilleur, et si, pour des raisons philosophiques ou métaphysiques, on doit ou non le rejeter. Le libéralisme part des pures disciplines de l'économie politique et de la sociologie qui, à l'intérieur de leur système, ne connaissent aucune appréciation, n'énoncent rien sur ce qui doit être, sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais, mais ne font que constater ce qui est et comment cela est. Lorsque ces sciences nous montrent que de tous les ordres sociaux imaginables il n'en est qu'un, l'ordre social reposant sur la propriété individuelle des moyens de production, qui soit viable, puisque tous les autres sont irréalisables, il n'y a absolument rien dans cette affirmation qui puisse justifier la qualification d'optimisme. Que l'ordre social capitaliste soit viable et efficace, c'est là une constatation qui n'a rien à voir avec l'optimisme.

          Certes, de l'avis des adversaires du libéralisme, cet ordre social est très mauvais. Dans la mesure où cette affirmation contient un jugement de valeur, elle est naturellement inaccessible à toute explication qui irait au-delà des jugements extrêmement subjectifs et par conséquent dépourvus de tout caractère scientifique. Dans la mesure pourtant où cette affirmation se fonde sur une fausse conception des phénomènes à l'intérieur de l'ordre social capitaliste, l'économie politique et la sociologie peuvent la corriger. Cela non plus n'est pas optimisme. En faisant abstraction de tout le reste, la révélation elle-même des si nombreuses lacunes de l'ordre social capitaliste n'aurait pas la moindre signification pour les problèmes de politique sociale aussi longtemps qu'on ne réussit pas à montrer qu'un autre ordre social serait non pas meilleur mais seulement réalisable. C'est à quoi l'on n'est pas parvenu. La science, elle, a réussi à montrer que chacun des systèmes d'organisation sociale concevables en remplacement de l'ordre social capitaliste est en soi contradictoire et absurde, de sorte qu'il ne pourrait produire les effets qu'en attendent ses défenseurs.

          Un fait montre parfaitement combien il est peu justifié de parler ici d'optimisme et de pessimisme, et combien ceux qui qualifient le libéralisme d'optimiste visent surtout, en faisant intervenir des motifs sentimentaux qui n'ont rien à voir avec la science, à créer un état d'esprit hostile au libéralisme. Car, on pourrait avec le même droit appeler optimistes ceux qui pensent que la construction d'une communauté socialiste ou interventionniste est réalisable.

          La majorité des auteurs qui s'occupent de questions de politique économique ne laissent habituellement passer aucune occasion de s'attaquer de façon absurde et puérile à la société capitaliste et de vanter en termes enthousiastes le socialisme ou l'interventionnisme, ou même le socialisme agraire et le syndicalisme, comme des institutions excellentes. Il y eut, de l'autre côté, peu d'auteurs qui aient entonné, encore qu'ils l'aient fait en termes plus mesurés, les louanges de l'ordre social capitaliste. On peut, si l'on veut, appliquer à ces auteurs l'épithète d'optimistes du capitalisme. Mais il faudrait, si on le fait, attribuer avec infiniment plus de droit celui d'hyper-optimistes du socialisme, de l'interventionnisme, du socialisme agraire et du syndicalisme à ces auteurs antilibéraux. Le fait que tel ne soit pas la cas mais que l'on baptise purement et simplement d'optimistes des auteurs libéraux tels que Bastiat prouve qu'on n'est pas du tout ici en présence d'une tentative de classification scientifique mais bel et bien d'une distorsion partisane.

          Il importe de répéter que le libéralisme ne prétend pas que l'ordre social capitaliste est bon à tout point de vue. Il dit simplement que seul l'ordre social capitaliste convient aux buts que les hommes se proposent et que les constructions sociales du socialisme, de l'interventionnisme, du socialisme agraire et du syndicalisme sont irréalisables. C'est pourquoi les neurasthéniques qui ne pouvaient supporter cette vérité ont fait de l'économie politique une science lugubre, « a dismal science ». En montrant le monde tel qu'il est en réalité, l'économie politique et la sociologie ne sont pas plus lugubres que ne sont lugubres d'autres sciences, la mécanique ou la biologie par exemple, l'une parce qu'elle enseigne que le perpetuum mobile est irréalisable, l'autre que les être vivants meurent.

 

1. De même, lorsque simultanément dans le monde entier les salaires augmentent artificiellement du fait de l'intervention du gouvernement ou de la coercition des syndicats, il ne peut en résulter qu'une consommation de capital, et en fin de compte une nouvelle diminution des salaires.

 

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