Montréal, 15 avril 2008 • No 255

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre II du livre Le Libéralisme, publié en 1927. Traduction française parue dans Les essais: Cahiers trimestriels (Contributions à la nouvelle pensée économique). pp. 47-157, 1964-195. Paris – L'imprimerie du Delta.

 
 

LES CONDITIONS DU LIBÉRALISME (4)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

7. Cartels et monopole

 

          Les adversaires du libéralisme prétendent que les conditions d'une politique libérale n'existent plus de nos jours. D'après eux, le libéralisme aurait été réalisable lorsque, dans chaque branche de production, plusieurs entreprises de même envergure se concurrençaient âprement. C'en est fait du libéralisme puisque de nos jours les trusts, les cartels et autres exploitations monopolistes dominent partout le marché. Le libéralisme n'a pas été détruit par la politique, mais par une tendance inhérente aux nécessités d'évolution du système de la libre entreprise.

 

          La division du travail amène la spécialisation de l'économie. Ce processus ne s'arrête jamais tant que se poursuit le développement économique. Il n'y a pas si longtemps qu'existaient encore des ateliers de construction qui fabriquaient des machines de toutes sortes. De nos jours, un atelier qui ne se cantonne pas exclusivement dans la fabrication d'un type déterminé de machines n'est pas compétitif. Avec le progrès de la spécialisation, le cercle que fournit chaque entreprise doit s'agrandir. Le cercle de clients d'une fabrique de draps qui ne fabrique que quelques variétés de toiles doit être plus grand que celui du drapier qui tisse toutes les variétés. Il est indéniable que l'évolution tend, par une spécialisation progressive de la production dans chaque domaine, à faire naître des entreprises dont les débouchés s'étendent dans le monde entier. Si l'on ne s'oppose pas à l'évolution par des mesures douanières ou par d'autres mesures anticapitalistes, un jour viendra où n'existeront plus, dans chaque branche de la production, que relativement peu d'entreprises (ou même une seule) dont le but sera de se spécialiser à l'extrême et de fournir sa production au monde entier.

          À l'heure actuelle, nous sommes bien entendu assez éloignés de cette situation, car la politique de tous les États vise à découper dans l'unité de l'économie mondiale de petits domaines dans lesquels, sous la protection de douanes et d'autres mesures tendant au même résultat, des entreprises qui ne seraient plus compétitives sur le libre marché mondial sont maintenues artificiellement ou même créées. En faisant abstraction des points de vue de politique commerciale, on fait valoir, en faveur de cette politique allant à l'encontre de la concentration des entreprises, qu'elle seule a empêché l'exploitation des consommateurs par des organisations monopolistes de producteurs. Pour examiner le bien-fondé de cet argument, supposons le développement de la division du travail dans l'ensemble du monde avancé à un point tel que la production de chaque article est concentrée dans une seule entreprise, de telle sorte que le consommateur n'a plus affaire qu'à un seul vendeur. Dans ces conditions, prétend une théorie économique peu réfléchie, les producteurs seraient en mesure de maintenir à leur guise les prix à un niveau élevé, de réaliser des bénéfices démesurés et de diminuer considérablement le pouvoir d'achat du consommateur. On reconnaît aisément l'absurdité de cette conception. Des prix de monopole, qui ne sont pas facilités par des interventions gouvernementales bien déterminées, ne peuvent être pratiqués de façon durable que par suite de la disposition des richesses et des énergies du sol. Un monopole de transformation visant des bénéfices plus importants que les bénéfices habituels inciterait à la création d'entreprises compétitives, dont la concurrence briserait le monopole et ramènerait les prix et les profits au niveau général. Des monopoles dans l'industrie de transformation ne peuvent pas se généraliser, car à chaque stade d'une économie le montant total de capitaux actifs et de main-d'oeuvre disponible et par conséquent aussi l'importance du produit social sont donnés. L'utilisation du capital et de la main-d'oeuvre pourrait être diminuée dans une branche particulière ou dans un certain nombre de branches pour maintenir – en face d'une production moindre – à un niveau plus haut, les prix unitaires et le gain total du ou des monopoles. Les capitaux ou la main-d'oeuvre ainsi libérés afflueraient dans une autre branche de production. Mais si l'on essaie de limiter la production dans toutes les branches afin d'obtenir des prix plus élevés, des travailleurs et des capitaux sont d'abord rendus libres et, par suite, viennent s'offrir à meilleur compte, incitant ainsi à la création de nouvelles entreprises qui, à leur tour, doivent briser à nouveau la position monopoliste des autres. L'idée d'un cartel et d'un monopole universels de l'industrie de transformation est par conséquent absolument irréalisable.

          Les monopoles authentiques ne peuvent être fondés que sur la disposition des richesses et des énergies du sol. Comme nous n'avons pas à nous expliquer longuement sur la possibilité de réunir en un monopole mondial toutes les surfaces arables du globe, nous n'avons à considérer ici que les monopoles qui naissent à la disposition des gisements minéraux utilisables. De tels monopoles existent déjà pour quelques minéraux de faible importance et l'on peut toujours imaginer qu'on essaiera avec succès de procéder de la même façon pour d'autres minéraux. Cela signifierait que les propriétaires de ces mines tirent du sol une rente foncière plus importante et que les consommateurs restreignent la consommation et cherchent un ersatz à la matière devenue plus chère. Un monopole mondial du pétrole conduirait à une utilisation accrue de l'énergie hydraulique, du charbon, etc. À considérer les choses du point de vue de l'économie mondial et sub specie aeternitatis, cela voudrait dire que nous devons ménager davantage les matières précieuses que nous pouvons seulement exploiter et non remplacer, que nous ne le ferions si tel n'était pas le cas; cela signifie aussi que nous devons en réserver plus aux générations futures que ne le ferait une économie affranchie de tout monopole.
 

          Le spectre du monopole, que lors des discussions sur le développement d'une économie libre, on agite sans cesse à nos yeux, n'a pas à nous inquiéter. Ne seraient réalisables en réalité que des monopoles relatifs à quelques articles de la production primaire. On ne peut décider si leur action est avantageuse ou désavantageuse. Pour les économistes qui, en examinant des problèmes économiques, ne savent pas se libérer des instincts d'envie, ces monopoles semblent pernicieux pour la raison déjà mentionnée qu'ils procurent aux propriétaires des bénéfices accrus. À considérer le problème sans parti pris on s'apercevra qu'ils conduisent à une utilisation plus parcimonieuse des richesses du sol dont l'humanité dispose en quantités limitées. Si l'on envie aux monopolistes leurs gains, on peut sans danger et sans avoir à attendre des conséquences désavantageuses pour l'économie, faire affluer ce bénéfice dans les caisses publiques par le truchement d'un impôt sur la route minière.

 

TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 2
Les conditions du libéralisme


1. L'organisation de l'économie
2. Les critiques de la propriété privée
3. Propriété et gouvernement
4. Le caractère irréalisable du socialisme
5. L'interventionnisme
6. Le capitalisme
7. Cartels et monopole
8. La bureaucratisation

          Les monopoles nationaux et internationaux qui ont aujourd'hui une importance pratique se différencient fondamentalement des monopoles mondiaux par le fait qu'ils ne résultent pas de l'évolution d'une économie abandonnée à elle-même, mais sont plutôt le produit d'une politique économique antilibérale. La plupart des essais entrepris pour influencer de façon monopoliste le marché d'un article déterminé ne sont possibles que parce que les douanes divisent le marché mondial en de petits marchés nationaux. N'entrent plus en ligne de compte, à côté d'eux, que les cartels que peuvent former les propriétaires de certaines richesses du sol, parce qu'ils trouvent dans le cercle étroit de leur lieu d'exploitation, du fait des frais importants de transport, une protection contre la concurrence d'autres centres de production.

          L'erreur fondamentale qui est commise lorsque l'on juge des effets des trusts, des cartels et des entreprises approvisionnant seules le marché avec un certain article apparaît lorsqu'on parle de la « domination » du marché et du « diktat sur les prix » des monopolistes. Le monopoliste ne domine pas le marché, pas plus qu'il n'est en mesure de dicter les prix. On ne pourrait parler de domination du marché ou de diktat sur les prix que si l'article en question était nécessaire à l'existence au sens le plus authentique du mot et que s'il ne pouvait être remplacé par aucun autre article. On sait que cette condition ne s'applique à aucun article. Il n'existe aucun bien économique indispensable à l'existence ou à la non existence des acheteurs. Ce qui différencie la formation du prix de monopole de celle du prix de concurrence est le fait que le monopoliste peut, sous certaines conditions précises, parvenir à un prix de vente plus élevé (que nous appelons prix de monopole) par la vente de quantités moindres que par la vente au prix qui s'établirait sur le marché si plusieurs vendeurs étaient en concurrence (prix de concurrence). La condition spéciale requise est que la consommation, en face d'une augmentation de prix, ne restreigne pas la demande à un point tel qu'on ne puisse atteindre un plus grand bénéfice total à prix plus élevé pour un chiffre d'affaires plus petit. S'il est en fait possible d'obtenir sur le marché une position de monopole et de l'exploiter en élevant le prix au prix de monopole, il en résulte, pour la branche d'industrie considérée, des bénéfices plus élevés que la moyenne. Même lorsque, nonobstant ces gains élevés, de nouvelles entreprises de la même espèce ne sont pas lancées, dans la crainte que les nouvelles exploitations ne s'avèrent, après la réduction du prix de monopole au niveau du prix de concurrence, d'une rentabilité insuffisante, on doit compter que les industries analogues, qui sont en mesure d'assurer à des coûts relativement moins élevés la production de l'article cartellisé, se dresseront en concurrents, et que de toute façon les industries de remplacement se mettront aussitôt à l'oeuvre pour profiter, par un accroissement de la production, de la situation favorable. Pour toutes ces raisons les monopoles d'industrie de transformation qui ne reposent pas sur la disposition monopolistique de certains gisements de matières premières sont extrêmement rares. Ils n'ont toujours été rendus possibles, là où ils existent, que par certaines mesures légales, par des patentes ou autres droits analogues, par des dispositions douanières et fiscales et par le système des concessions. On a parlé, il y a quelques décennies, du monopole de transport ferroviaire. La question reste posée de savoir dans quelle mesure ce monopole a reposé sur le système de la concession. On n'en fait en général plus grand cas de nos jours. La voiture automobile et l'avion sont devenus pour les chemins de fer de dangereux concurrents. Mais déjà avant l'apparition de ces concurrents, la possibilité de recourir aux voies d'eau fixait une certaine limite que les tarifs des chemins de fer ne pouvaient pas dépasser.

          Lorsqu'on dit de nos jours qu'une condition essentielle à la réalisation d'une société capitaliste selon l'idéal libéral a été écartée par la formation des monopoles, on exagère et même méconnaît les faits. De quelque façon que l'on tourne et retourne le problème des monopoles, il faudra toujours revenir au fait que les prix de monopole ne sont possibles que là où l'on est en présence d'une disposition de ressource naturelle d'une certaine variété ou que la législation et l'administration créent les conditions favorables à la formation des monopoles. À l'exception de l'exploitation des mines et des branches de production similaires, il n'y a pas, dans le développement économique, de tendance visant à écarter la concurrence. L'objection adressée au libéralisme selon laquelle les conditions de la concurrence, telles qu'elles existaient à l'époque de l'économie politique classique et lors de l'avènement des idées libérales, ne vaudraient plus, n'est absolument pas fondée. Il suffit de réaliser quelques exigences du libéralisme (liberté du commerce dans le trafic intérieur et dans le trafic extérieur) pour rétablir ces conditions.
 

8. La bureaucratisation

          On a coutume de dire que les conditions de l'idéal social libéral, dans un autre sens encore, n'existent plus. On prétend que dans les grandes entreprises rendues nécessaires par le progrès de la division du travail le nombre du personnel va nécessairement en augmentant. Ces entreprises ressembleraient par conséquent, quant à leur direction, de plus en plus à l'entreprise publique, dont personne plus que le libéralisme ne décrie la bureaucratie. Elles deviendraient de jour en jour plus pesantes et incapables d'innover. La sélection pour les postes de direction ne se fait plus en fonction de la compétence et de la confirmation dans les affaires, mais selon une optique formelle tenant compte de la formation préalable, du temps de service, et fréquemment en raison de relations personnelles qui n'ont rien à voir à l'affaire. Finalement, le trait caractéristique qui distinguait l'entreprise privée de l'entreprise publique disparaît. Pour justifiée qu'ait été, à l'époque des libéraux classiques, l'hostilité à l'égard de l'entreprise publique qui coupait bras et jambes à la libre initiative et ôtait toute joie au travail, tel n'est plus le cas d'aujourd'hui où les procédés de gestion des entreprises privées ne sont pas moins bureaucratiques, pédantesques et formalistes que dans les services publics.

          Il faut, pour pouvoir apprécier le bien fondé de ces objections, se représenter tout d'abord clairement ce qu'il faut entendre par bureaucratie et par gestion bureaucratique, et en quoi elles se distinguent du commerce et de la gestion commerciale. L'opposition esprit commercial, esprit bureaucratique est la transposition mentale de l'opposition capitalisme – et propriété individuelle des moyens de production d'une part – et socialisme et propriété collective de ces moyens de l'autre. Celui qui dispose de moyens de production qui sont sa propriété ou qui lui ont été prêtés par leurs propriétaires en échange d'une rémunération, doit sans cesse prendre soin de les utiliser de façon qu'ils satisfassent, dans les circonstances données, les besoins sociaux les plus urgents. S'il n'agit pas ainsi, il travaille à perte pour se trouver d'abord restreint dans sa fonction de propriétaire et d'entrepreneur et, finalement, en être éliminé tout à fait. Il cesse d'être un propriétaire et un entrepreneur pour revenir dans les rangs de ceux qui ne sont qu'en mesure de vendre leur travail et qui n'ont pas pour mission de donner à la production une direction correcte – dans le sens des consommateurs. Les entrepreneurs et capitalistes possèdent dans le calcul du capital et de la rentabilité, qui constitue l'essence de la comptabilité commerciale, un procédé qui leur permet de contrôler avec la plus grande exactitude possible et dans le détail leurs activités, et de voir si possible, pour chaque action particulière – pour chaque opération commerciale – quels en sont les effets sur le résultat final de l'entreprise. La comptabilité monétaire et le calcul sont ainsi l'outillage le plus important de l'entrepreneur capitaliste, et Goethe lui-même a dit que la comptabilité double est « l'une des plus belles inventions de l'esprit humain ». Goethe a pu se permettre cette remarque parce qu'il était affranchi du ressentiment qui anime les écrivains sans grandeur à l'égard du commerçant. Leur choeur ne cesse de répéter qu'il n'y a rien au monde de plus infamant que le calcul monétaire et le fait de s'occuper de pertes et de profits.
 

« La bureaucratisation de la gestion des grandes entreprises n'est pas le résultat d'une nécessité inhérente au développement de l'économie capitaliste. Elle n'est qu'une conséquence de la politique interventionniste. »


          Même dans l'entreprise la plus importante et la plus compliquée, le calcul monétaire, la comptabilité, les barèmes et statistiques d'exploitation permettent de contrôler exactement le résultat de chaque département. D'où la possibilité de juger de l'activité des différents chefs de service et de leur contribution au résultat d'ensemble de l'entreprise. On sait ainsi à quoi s'en tenir sur ces chefs de service, comment les traiter et les récompenser en fonction de leur valeur. L'accession aux postes de responsabilité est réservée à ceux qui ont donné des preuves indéniables de succès dans un domaine plus restreint. Et de même qu'on peut contrôler par la comptabilité des coûts l'action des chefs de service, on peut examiner l'activité de l'entreprise dans chaque domaine de son activité d'ensemble et les effets de certaines mesures touchant à l'organisation.

          Il existe, certes, des limites à l'exactitude de ce contrôle. À l'intérieur d'un service on ne peut plus évaluer le succès ou l'échec de l'activité de tout travailleur individuel de la même manière que celle du chef de service. La contribution de certains services au rendement total ne peut pas être chiffrée; on ne peut évaluer le rendement d'un bureau d'études, d'un bureau juridique, d'un secrétariat, d'un service de statistiques, etc., de la même façon qu'on le fait pour le rendement d'un service de vente ou de fabrication. Les premiers doivent être laissés à l'appréciation des chefs de service intéressés, les seconds à celle de la direction générale de l'entreprise. L'on peut d'autant plus tranquillement s'en remettre à eux que la clarté relative des conditions le permet et que ceux qui ont à juger – chefs de service et direction générale – ont intérêt à bien juger en ce sens que le rendement des affaires dont ils ont la responsabilité se répercute sur leur revenu personnel.

          L'appareil de l'administration publique représente l'antithèse de cette entreprise contrôlée, dans chacune de ses manifestations, par le calcul de la rentabilité. Aucune comptabilité ne peut faire ressortir si un juge – et ce qui vaut pour le juge vaut également pour chaque fonctionnaire de l'Administration – s'est mieux ou moins bien acquitté de sa tâche. Il n'y a pas de possibilité de constater par l'intermédiaire d'un indice objectif si un arrondissement ou un département est bien ou mal administré, de façon autonome ou dispendieuse. Lorsqu'il s'agit de juger de l'activité des fonctionnaires de l'administration publique, la porte est par conséquent grande ouverte au libre jugement et partant aussi à l'arbitraire. On ne peut décider de la question de savoir si une charge est nécessaire, si elle occupe trop ou trop peu de fonctionnaires et si son institution est opportune ou non qu'en fonction de points de vue où se mêlent bien des considérations dépourvues d'objectivité. Il n'est qu'un domaine de l'administration publique où existe un critère indéniable de succès ou d'insuccès: la conduite de la guerre. Mais ici encore l'on ne peut se prononcer de façon certaine que sur le succès. On ne peut répondre rigoureusement et exactement à la question de savoir dans quelle mesure le rapport des forces avait, avant même le début des hostilités, déterminé la décision, et ce qu'on doit en fin de compte à la capacité ou à l'incapacité des chefs de guerre et à leur comportement, à l'opportunité des mesures prises. Bien des généraux ont été fêtés comme des vainqueurs, qui ont tout fait pour faciliter à l'ennemi la victoire, et qui ne doivent leur succès qu'à des circonstances plus fortes que les fautes commises par eux-mêmes. Et l'on a parfois réprouvé des vaincus dont le génie avait tout fait pour éloigner une défaite inévitable.

          Le chef d'une entreprise privée ne donne aux employés, auxquels il assigne une tâche indépendante, qu'une seule directive: s'efforcer d'obtenir la plus haute rentabilité. Cette directive contient tout ce qu'il y a à leur dire, et la comptabilité permet de déterminer facilement et sûrement dans quelle mesure les employés s'y sont conformés. Le chef d'un office bureaucratique se trouve dans une situation toute différente. Il peut ordonner à ses subordonnés ce qu'ils ont à faire, mais il ne peut vérifier si les moyens qu'ils utilisent pour atteindre ce résultat sont les plus appropriés et les plus économiques compte tenu des circonstances. À moins d'être omniprésent dans tous les offices et bureaux placés sous ses ordres, il ne peut juger si le même résultat n'aurait pu être obtenu avec une dépense moindre en travail et en biens. Nous faisons même abstraction du fait que le résultat lui-même n'est pas chiffrable mais ne peut être exprimé que de façon approximative. Car, nous n'examinons pas les choses sous l'angle de la technique administrative et de ses effets extérieurs; nous ne faisons que rechercher comment cette technique réagit sur le fonctionnement intérieur de l'appareil bureaucratique; le résultat ne nous intéresse donc que par rapport aux dépenses engagées. Mais comme une élévation numérique comparable à celle de la comptabilité commerciale n'est pas concevable pour déterminer ce rapport, force est au responsable d'un appareil bureaucratique de donner à ses subordonnés des consignes qu'ils se doivent de respecter. Ces consignes prévoient de façon schématique les mesures à prendre en vue d'un déroulement régulier de la marche des affaires. Mais pour tous les cas extraordinaires, il faut, avant d'engager des dépenses, obtenir l'avis de l'autorité subordonnée. C'est là un procédé ennuyeux et incommode, en faveur duquel on peut seulement avancer qu'il est le seul responsable. Si l'on donnait, en effet, à chaque organe subalterne, à chaque chef de service, à chaque département secondaire le droit d'engager les dépenses qu'ils estiment nécessaires, les frais de l'administration s'accroîtraient indéfiniment. On ne doit pas se faire d'illusion sur le fait que le système est extrêmement défectueux et peu satisfaisant. Beaucoup de dépenses superflues sont admises alors que d'autres, qui seraient nécessaires, ne sont pas engagées parce que précisément il n'est pas donné à l'appareil bureaucratique, du fait de son caractère particulier, de s'adapter aux circonstances à l'instar de l'appareil commercial.

          C'est surtout chez le bureaucrate que se manifestent les effets de la bureaucratisation. L'embauchage d'un travailleur dans une entreprise privée n'est pas un témoignage de bienveillance mais un marché dans lequel les deux parties, l'employeur et l'employé, trouvent leur compte. L'employeur doit s'efforcer de payer à l'employé une rémunération en rapport avec son rendement. S'il ne le fait pas, il court le risque de voir l'employé passer chez un concurrent payant mieux. L'employé doit s'efforcer de s'acquitter de ses fonctions de telle sorte que son salaire soit justifié et qu'il ne coure pas le risque de perdre sa place. L'emploi n'étant pas une faveur mais un marché, l'employé n'a pas à craindre d'être congédié parce qu'il serait tombé en défaveur. Car l'entrepreneur qui congédie pour une telle raison un employé capable et méritant ne nuit qu'à lui-même et non à l'employé, qui trouvera une utilisation correspondante. On peut aussi, sans le moindre inconvénient, confier au chef de service le droit d'embaucher et de congédier du personnel et ce pour la raison suivante: étant obligé, sous la pression du contrôle qu'exercent sur son activité la comptabilité et les statistiques d'exploitation, de n'avoir en vue pour son service que la plus haute rentabilité, chaque chef de service doit prendre soin de retenir les employés les meilleurs. Si pour des raisons d'envie il congédie un homme qui ne le mérite pas, si donc des actions sont motivées par des considérations personnelles et non professionnelles, c'est à lui seul d'en supporter les conséquences. Toute mesure par laquelle il entrave le succès du service qu'il dirige se traduira finalement en perte pour lui. C'est ainsi que s'incorpore sans friction dans le processus de production le facteur personnel de production, le travail. Il en va tout autrement dans l'administration bureaucratique. Puisque, ici, la contribution à la production d'un service particulier et donc aussi d'un employé particulier ne peut, même lorsque celui-ci exerce une activité de dirigeant, être évaluée par rapport au résultat, la porte est ouverte au favoritisme, tant en matière d'emploi que de rémunération. Bien que l'obtention de postes dans les services publics puisse être due à l'intercession de personnalités influentes, on ne peut pas en conclure, quant à ceux qui occupent ces postes, à une bassesse de caractère, mais tout au plus relever le fait que de prime abord tout critère objectif pour la nomination à ces postes fait défaut. Les plus capables devraient certes être employés, mais ici une question s'impose: qui est le plus capable? Si l'on pouvait y répondre aussi facilement qu'à la question de savoir la valeur qu'a pour l'entreprise un tourneur sur fer ou un typographe, tout irait pour le mieux. Comme tel n'est pas le cas, un élément arbitraire est toujours en jeu. Pour fixer à cet arbitraire les limites aussi étroites que possibles, on essaie d'établir des conditions formelles pour la nomination aux postes et pour les promotions. On lie l'accession à certaines fonctions à un certain degré de formation, à la réussite d'examens et à un certain temps d'activité dans d'autres postes; on fait dépendre la promotion de la durée des services. Tous ces expédients ne peuvent compenser bien entendu en quoi que ce soit l'impossibilité où l'on est de découvrir, par le calcul de la rentabilité, l'homme le plus capable pour chaque poste. Ce serait enfoncer des portes ouvertes que s'étendre sur le fait que la fréquentation de l'école, les examens et la durée des services ne garantissent pas le moins du monde la rectitude du choix. Au contraire! Ce système exclut de prime abord la possibilité pour des personnalités fortes et capables d'atteindre aux postes qui correspondraient à leurs forces et à leurs aptitudes. Jamais encore une personnalité de valeur n'est arrivée à la direction d'un service par la voie prescrite de l'apprentissage et du passage dans différents services. Même en Allemagne, où l'on a de la considération pour les fonctionnaires, l'expression « un fonctionnaire correct » s'emploie pour exprimer qu'il s'agit d'une personnalité sans moelle et sans force, encore que d'une moralité décente.

          Le caractère distinctif de l'administration bureaucratique est donc que le critère de rentabilité lui manque pour apprécier le résultat par rapport aux coûts et qu'elle est partant obligée pour compenser – de façon très imparfaite – ce défaut de lier la marche des services et l'emploi du personnel à des prescriptions formelles. Tous les maux que l'on impute à l'organisation bureaucratique: sa rigidité, son manque de talents d'organisateur, son impuissance en face de problèmes que la vie commerciale de tous les jours résout facilement, sont les conséquences de ce défaut fondamental. Aussi longtemps que l'activité administrative de l'État reste limitée à l'étroit domaine que lui assigne le libéralisme, les inconvénients du bureaucratisme ne se font cependant pas trop sentir. Ils ne deviennent un grand et grave problème pour l'ensemble de l'économie qu'au moment où l'État – et cela vaut aussi pour les communes et les associations communales – en vient à socialiser les moyens de production, à produire et faire lui-même du commerce.

          Si l'entreprise publique n'est conduite que suivant le critère de la plus haute rentabilité, elle peut évidemment, aussi longtemps que le plus grand nombre des entreprises restent propriété individuelle et que par conséquent le marché subsiste (permettant la formation des prix de marché), faire usage du calcul monétaire de la rentabilité. Ce qui seul la freine dans son développement et dans son efficacité est le fait que ses dirigeants – organes d'État – ne sont pas intéressés au succès ou à l'insuccès des affaires de la même façon que les dirigeants des entreprises privées. On ne peut donc s'en remettre au dirigeant de l'entreprise publique du soin de décider librement des mesures à prendre: comme il ne supporte pas les pertes pouvant résulter éventuellement de sa politique commerciale, il pourrait être trop facilement enclin, dans sa gestion, à prendre des risques qu'un dirigeant vraiment responsable – parce que participant aux pertes – ne se hasarderait pas à prendre. Il faut donc limiter de manière quelconque ses prérogatives. Qu'on le lie à des règles rigides ou aux décisions d'une autorité supérieure, le fonctionnement de l'entreprise acquiert en tout cas cette pesanteur et ce manque de souplesse qui, partout, ont conduit les entreprises publiques d'insuccès en insuccès.

          Mais en fait il n'arrive que rarement qu'une entreprise publique vise uniquement la rentabilité et qu'elle écarte toutes les autres considérations. On exige en principe d'une telle entreprise qu'elle ait égard à certaines considérations d'ordre économique et autres. C'est ainsi par exemple qu'on lui demande, pour son approvisionnement et pour ses ventes, de favoriser la production nationale plutôt qu'étrangère; qu'on exige des chemins de fer que dans la fixation des tarifs ils agissent au service de certains intérêts de politique commerciale, qu'ils construisent et exploitent des lignes qui ne peuvent être rentables, afin de provoquer le développement économique d'une certaine région, que d'autres lignes enfin soient exploitées pour des raisons stratégiques ou autres. Dès lors que de tels facteurs entrent en jeu dans la gestion, tout contrôle par le calcul de la rentabilité est exclu. Lorsque, en présentant un bilan de fin d'année déficitaire, le directeur des chemins de fer est en mesure de lire: « Les lignes qui m'ont été confiées ont certes, du point de vue de la rentabilité, qui est celui de l'économie privée, travaillé à perte, mais l'on ne doit pas oublier que du point de vue de la politique économique et stratégique et à bien d'autres égards elles ont réalisé bien des choses qui n'entrent pas dans le calcul de rentabilité », il est clair, qu'en de telles circonstances le calcul de la rentabilité ne permet absolument plus de juger du résultat d'exploitation, de sorte que l'entreprise – même si l'on fait abstraction de toutes les autres circonstances agissant dans le même sens – doit nécessairement être menée de façon aussi bureaucratique que l'administration d'une prison ou d'un bureau des contributions.

          Une entreprise privée dirigée uniquement selon les règles d'une entreprise privée, c'est-à-dire visant à la plus haute rentabilité, ne peut jamais, aussi importante soit-elle, devenir bureaucratique. Le fait de rester fermement attaché au principe de la rentabilité permet également à la grande entreprise d'évaluer avec une exactitude rigoureuse l'importance que revêtent pour le résultat d'ensemble chaque transaction commerciale et l'activité de chaque département. Aussi longtemps que les entreprises ne regardent que le gain, elles demeurent immunisées contre les ravages de la bureaucratisation. La bureaucratisation qui, aujourd'hui, caractérise de plus en plus les entreprises privées ne s'explique que par le fait que l'interventionnisme leur impose, dans la conduite de l'affaire, une optique qui leur serait bien étrangère si elles prenaient leurs décisions en toute indépendance. Lorsqu'une entreprise est obligée de prendre en considération des préjugés politiques et des susceptibilités de toute sorte pour ne pas se voir chicanée à tout propos par les organes politiques, elle perd vite le sûr terrain que représente le calcul de la rentabilité. Parmi les entreprises d'utilité publique des États-Unis, il en est par exemple qui, pour éviter des conflits avec l'opinion publique, avec les pouvoirs législatifs et judiciaires et avec l'administration (influencés par cette opinion publique) n'emploient pas en principe les catholiques, juifs, athées, darwinistes, noirs, Irlandais, Allemands, Italiens et les immigrants de fraîche date. La nécessité où se trouve chaque entreprise, dans l'État interventionniste, d'accéder aux désirs du Pouvoir pour éviter de graves pénalités a fait que de telles considérations et d'autres également étrangères aux buts de rentabilité des entreprises influencent de plus en plus la gestion. Le calcul exact et la comptabilité perdent ainsi de leur importance, et les entreprises sont de plus en plus nombreuses, qui commencent à adopter le mode d'exploitation peu objectif, orienté selon des principes formels, des entreprises publiques. En un mot: elles se bureaucratisent.

          La bureaucratisation de la gestion des grandes entreprises n'est donc pas le résultat d'une nécessité inhérente au développement de l'économie capitaliste. Elle n'est qu'une conséquence de la politique interventionniste. Si l'État et les autres autorités sociales ne gênaient pas les entreprises, même les grandes entreprises pourraient agir de façon aussi économique que les petites.
 

 

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