15 octobre 2013 • No 315 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
OPINION
Les droits, les devoirs et la liberté
par Daniel Jagodzinski


De nombreux mythes antiques dépeignent une situation de grande violence aux origines de l'homme. Ainsi Zeus extermina la première race, celle des hommes de bronze qui passaient leur temps à se faire la guerre. Les famines, les animaux sauvages et les maladies faillirent également entraîner la disparition de nos ancêtres.

L'esprit de ces mythes perdura longtemps et les philosophes se servirent de la métaphore de la « guerre de tous contre tous » pour illustrer l'état de nature originel, celui où chaque homme n'obéissait qu'à sa propre volonté et où seule la force garantissait le succès. État de totale liberté et de fragilité extrême qui menaçait aussi d'extinction la race humaine, dépourvue des armes accordées aux bêtes.

Aux dires des philosophes, les hommes, êtres doués de conscience, comprirent rapidement l'intérêt de se regrouper en familles et communautés pour améliorer leur condition matérielle et leurs capacités de survie.

Cela leur imposait de sacrifier partiellement ou totalement leur liberté originelle et d'accepter « librement » un pacte social qui instaurait un ensemble de devoirs envers la communauté en échange de sa protection. La justice, aimée des Dieux et aidée par les Bienveillantes, veillait à l'accomplissement des devoirs et châtiait les transgressions.

Certes, il ne s'agit là que d'une fiction philosophique et l'état de nature ainsi imaginé n'a jamais existé. Mais cette fiction parle à l'imagination des hommes et a influencé le cours de l'histoire … et de la science politique.

Théorie des droits

Bien que fortement influencées initialement par le modèle grec de l'Antiquité, nos démocraties modernes semblent avoir oublié les considérations subtiles de cet héritage et, tout en partant également de l'impossibilité de l'état de nature, ils ont développé une innovation politique majeure pour expliquer l'émergence des communautés humaines.

En effet, l'intuition de penseurs tels que Hobbes et Locke a été que c'est la peur de la mort violente (l'état de nature) qui a généré chez les hommes une exigence commune de sécurité. Dès lors, une communauté n'a pu se concevoir que comme une réponse adaptée et institutionnalisée en droit pour satisfaire l'exigence première de ses membres. Locke y ajouta le droit de résistance, c'est-à-dire celui de renverser toute autorité qui trahirait le pacte social ainsi conçu. Cette innovation philosophique, la reconnaissance de droits se substituant à celle de devoirs, connut un succès fulgurant.

Elle touche désormais tous les domaines de la vie: droit à l'éducation, au logement, à la santé, droit à la procréation médicalement assistée, droits des minorités, droits des homosexuels, droit à la sécurité alimentaire et physique, au revenu minimal (et bientôt égal pour tous), à la dignité, etc. Bref, s'ouvrait enfin le droit aux droits (cf. Philippe Murray dans Festivus festivus). Ces droits, accordés sans contrepartie visible, sont aujourd'hui érigés en principes universels alors qu'ils n'expriment le plus souvent que des désirs individuels réunis en lobbies et contribuent à la désagrégation sociale en raison de la diversité d'intérêts contraires. Ainsi, aucun lien ne semble plus nécessaire entre des individus désormais protégés les uns des autres par leurs droits et non plus unis dans une entreprise commune.

Toutefois, les deux notions politiques du pacte social, celle du pacte fondé sur les devoirs et celle fondée sur les droits, continuent de coexister dans le monde actuel. Une comparaison grossière entre nos sociétés occidentales, dites démocratiques, qui ont développé la science politique du droit des citoyens, et les sociétés musulmanes soumises aux devoirs des croyants, dont celui de soumettre le monde entier à la vraie religion, illustre de façon caricaturale l'opposition entre ces conceptions. Peut-être la difficile intégration des musulmans dans nos sociétés tient-elle à ce que ceux-ci sont principalement éduqués dans le culte du devoir tandis que nous le serions dans celui des droits. Voire!

L'inflation des droits en Europe

Actuellement, des idéologues socialistes dogmatiques sont au pouvoir dans de nombreux pays européens, dont la France, et mettent systématiquement leurs idées en pratique. La droite n'avait guère fait mieux depuis plusieurs décennies en menant une stratégie antilibérale (au sens européen du terme) et en accroissant de façon continue le rôle de l'État et l'hypertrophie de ses services. De tels préjugés, aussi dénommés « convictions républicaines » par leurs auteurs, ont ancré dans une large partie de l'opinion, y compris celle de l'élite, une vision égalitariste et réductrice de la vie sociale contenue dans des limites du politiquement correct, version actualisée du contrat social.
 

   

« L'inflation des droits interdit de pouvoir les garantir tous. Ce qu'on accorde aux uns, il faut le prendre à d'autres. »

   


Ce type de gouvernance est à l'évidence démagogique car ses promesses sont intenables. L'inflation des droits interdit de pouvoir les garantir tous. Ce qu'on accorde aux uns, il faut le prendre à d'autres. Par exemple, pour garantir l'accès aux soins à tous, il faut diminuer les prestations, vider les hôpitaux, diminuer les durées de séjour, refuser l'admission des vieillards et des cas graves et coûteux, etc. Pour garantir les droits des fonctionnaires, il faut piller les richesses de la population et attenter au droit de propriété. Au fond, cela revient à dresser des catégories de citoyens contre d'autres, à exacerber les égoïsmes et à préparer la guerre civile.

Faute de pouvoir abonder aux innombrables droits créés, la politique des droits acquis ne perdure qu'à condition d'imposer des « devoirs » (ah, le devoir de solidarité!) à certaines catégories de citoyens: aux nantis tout d'abord, dont les impôts financent: a) les fonctionnaires; b) les prestations accordées aux citoyens qui ne possèdent que des droits. Comme toujours, ceux qui bénéficient le plus de ces largesses se drapent dans la dignité offensée que leur confèrent ces droits toujours estimés insuffisants et qu'ils rappellent opportunément à chaque élection.

Fort de cette science politique ubuesque, digne au plan social et économique des travaux du biologiste Lyssenko qui paracheva la famine en URSS, les socialistes français restent droits dans leurs bottes et tentent d'installer solidement un pseudo-communisme. Il n'est que de constater la mise à mal des droits d'entreprise et de propriété laminés par des prélèvements spoliateurs. Pressés par la nécessité, ces illettrés économiques redécouvrent les recettes des démocraties populaires: subventions accordées à la collectivisation (déni des faillites au profit de la reprise des activité déficitaires par les ouvriers), politique de santé au moindre coût (déremboursement de nombreux médicaments, restriction de la couverture sociale, contrôles accrus des honoraires médicaux et politique de sanctions), combat contre un ennemi imaginaire, la religion chrétienne exclusivement (opium du peuple), en relançant le combat pour la laïcité, ou encore tentatives pour encourager un nationalisme (très) modéré (car il y a tout de même une contradiction entre une « exception française » et un discours universaliste) et mainmise sur l'éducation chargée d'insuffler dès le jeune âge un bon comportement citoyen. Voyez, nous ne sommes plus très loin d'un retour à une idéologie du devoir stigmatisant les koulaks(1) (avant d'élargir la cible à des catégories de plus en plus larges), dans un contexte de communautarisme et d'atomisation sociale.

Et la liberté dans tout ça?

Les considérations précédentes portant sur les théories du pacte social qui fonde les communautés humaines nous montrent que la notion de liberté a toujours été sacrifiée au nom des devoirs et encore plus des droits. Elle l'est aujourd'hui encore bien davantage sur l'autel de l'égalité, entendue comme l'égalité de tous devant la loi à l'origine, qui prétend non seulement gommer les inégalités sociales et mettre fin à de supposés privilèges (dont les avantages accordés à la fonction publique constituent la principale survivance), mais aussi abolir toute différence entre les hommes et d'abord entre leurs idées. Un relativisme généralisé veut tenir lieu de tolérance, laquelle n'a plus à être, car elle ne se conçoit que comme l'acceptation de différences.

Or la liberté ne se décrète pas. Elle est indissolublement liée au caractère unique et inévitablement différent de chaque individu, innocent de son éventuelle supériorité fût-elle seulement intellectuelle. C'est l'existence de cette différence intrinsèque entre les hommes qui fait aujourd'hui scandale. L'entreprise politique moderne nie la diversité de la nature humaine et l'instinct qui la pousse à user intuitivement se sa liberté pour s'affirmer et être. L'entreprise politique contemporaine tente de la normer dans une universelle médiocrité car c'est par le bas seulement que s'opère l'homogénéisation sociale.

La liberté est ce qui menacera toujours la stabilité des institutions. Son expression est de nos jours devenue insupportable. Elle ne s'intègre pas naturellement au pacte social. C'est pourquoi, lorsqu'elle est mentionnée dans les constitutions, elle est généralement édulcorée par d'autres concepts, qui l'encadrent et la limitent: égalité et fraternité, par exemple.

Or, liberté et égalité ne sont ni synonymes ni synergiques. L'égalité imposée ne peut qu'étouffer la liberté. À tout prendre, la liberté et la fraternité font bien meilleur ménage et partagent la même généreuse inspiration.

C'est l'égalité (entendue à présent comme l'égalitarisme matériel) qui, devenue le leitmotiv des discours politiques et la revendication principale des gouvernés drogués par l'État-providence, guide les dirigeants politiques.

Rappelons la fable du loup et du chien de Jean de la Fontaine; le loup famélique envie le sort du chien gras et bien nourri, jusqu'à ce que:

Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
" Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? - Peu de chose.
- Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le Loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.

Ce faisant le loup se montre un animal-philosophe, car il a su distinguer immédiatement le vrai bien, la liberté, du faux, la servitude confortable.

Chez nous, ce changement de valeur s'opère sans heurt. Terrible renoncement, annoncé il y a longtemps déjà par Tocqueville. Est-il irréversible?

 

1. Koulak désignait avant la révolution en Russie les paysans aisés, qui suscitaient la jalousie des pauvres. En 1924 Zinoviev déclarait: « On aime parfois chez nous qualifier de koulak tout paysan qui a de quoi manger ».

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Daniel Jagodzinski est un « vieil immigré de France », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille.

   
 

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Ama-gi

Première représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie, environ 2300 av. J.-C.

   


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