15 mai 2014 • No 322 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
OPINION
Le « nous » trompeur: l'imposture démocratique
par Gabriel Lacoste


Notre époque se caractérise par la croyance selon laquelle les décisions collectives doivent être prises par une assemblée politique où toutes les voix sont entendues et débattues. Aux frontières de cet idéal, deux grands dangers nous guettent: la dictature et la jungle des marchés économiques. C'est le rêve démocratique.

Je crois que cette vision déforme radicalement la réalité. Elle est l'étendard que des individus bornés, prétentieux, immatures, démagogues et motivés à vivre aux dépens d'autrui brandissent pour piller, obstruer et commander les gens matures, généreux, travaillants et honnêtes en les dupant. Étendre la démocratie aux quatre coins de la société n'a rien de souhaitable. C'est meilleur que la dictature, mais c'est pire que les échanges économiques librement consentis.

Comment autant de gens de bonne volonté peuvent-ils se tromper avec une telle intensité sans être des imbéciles? Selon moi, l'erreur se produit en usant constamment d'un « nous » déconnectée de la solidarité observable, mais plutôt nourrie par des pièges langagiers et des faits présentés de façon tendancieuse.

Les pièges langagiers

Nos mots pour parler des institutions suggèrent que celles soumises aux principes démocratiques sont sous « notre » contrôle solidaire alors que celles soumises aux échanges économiques sont sous celui d'égoïstes hostiles à la communauté. Ce ne sont pourtant que des trompe-l'oeil contraires aux évidences les plus terre-à-terre. Prenons les termes « public » et « privé ».

« Public » est synonyme de « sous notre surveillance » et « privé » de « au-delà de notre surveillance ». Or, qui, parmi nous, voit concrètement ce qui se passe dans les édifices du gouvernement? Les fonctionnaires ne travaillent pas sous le regard d'un million de personnes. Les coûts de leurs opérations sont imperceptibles. Ils n'ont aucun concurrent. Il est donc impossible d'évaluer leur performance en les comparant. Dans un marché, les coûts ainsi que les options nous sont transparentes et des gens se chargent de nous abreuver de reportages effrayants sur ce qui s'y passe. Ce sont les institutions démocratiques qui mériteraient d'être considérées comme des lieux secrets et les marchés comme des scènes visibles à nous tous.

Il y a aussi cette distinction entre « profits » et « salaires ». « Profit » suggère qu'un revenu est obtenu « à nos dépens », alors qu'un salaire l'est « à notre service ». Les institutions démocratiques versent seulement des salaires, elles sont donc entièrement à notre service. Les marchés versent des profits, ils nous sont donc partiellement hostiles. En réalité, le « salaire » est le profit d'un travail effectué grâce à l'investissement de quelqu'un d'autre. Qui profite de qui ne va pas de soi, car c'est un échange dont les bénéfices peuvent être réciproques. Or, dans une institution démocratique, l'investissement est saisi de force aux contribuables.

Si le fonctionnaire se verse un salaire et ne produit rien de demandé en retour ou le fait de façon nonchalante, c'est lui qui « profite » de la situation et viole la réciprocité des échanges. Un bon test pour le déterminer, c'est de vérifier si l’échange a été effectué de façon librement consentie. Dans un marché, c'est ainsi que ça marche. Le fonctionnaire, quant à lui, prétend que son salaire a été consenti au moment de voter, mais il interprète seulement à son avantage un vague signe d’une certaine proportion d'électeurs captifs ayant dû choisir entre deux ou trois offres globales confuses.

De plus, seulement une partie de la population l'a fait, souvent piégée par la pensée frauduleuse qu'il ne s'agit que de l'argent des autres. Ce sont donc les institutions démocratiques qui mériteraient d'être qualifiées de repères à profiteurs et les marchés comme des organismes oeuvrant à notre bien collectif. La réponse classique à cet argument, c'est d'affirmer qu'en situation de marché, les plus avantagés exploitent la faiblesse des plus vulnérables. Et vous croyez que les choses sont mieux dans une assemblée politique? Elles sont pires. Les gens vulnérables n'y ont pas de voix et ceux qui parlent à leur place en profitent.

Finalement, analysons ce qui sépare un « serviteur public » d'un « vendeur ». Un restaurateur nous vend un repas, alors qu'un enseignant rend bénéfice à la société en nous offrant un service public. Voilà une belle arnaque. Elle suggère que la société se divise entre gens qui se livrent de façon désintéressée à une cause noble nous concernant, alors que d'autres cherchent à obtenir notre argent en jouant les fins renards. Curieusement, cette ligne sépare les institutions supervisées démocratiquement et les marchés. La distinction est fumeuse. Dans les deux cas, des individus cherchent à faire quelque chose qu'ils croient utiles contre de l'argent. La différence, c'est qu'en oeuvrant sous le couvert de la démocratie, une partie d'entre eux peuvent le faire sans concurrence et sans transiger avec nous individuellement. Nous avons donc plus de pouvoir sur les gens qui oeuvrent sur les marchés et donc ce sont eux qui nous représentent réellement. La courbe de l'offre et de la demande constitue notre voix et ils l'écoutent.

Cette méditation peut nous aider à changer notre regard sur la société. Ce qui nous apparaissait avant comme étant sous « notre » contrôle, les institutions démocratiques, nous apparait désormais comme étant sous l'emprise d'un « eux » hostile. Inversement, ce qui avait l'air d'être sous le contrôle d'un « eux » hostile, les marchés, a maintenant l'air d'être sous notre contrôle.

Les faits tendancieux

Nombreux sont ceux qui ont l'impression de nous voir directement sortir de la jungle des échanges économiques grâce à la démocratie. Les institutions commerciales haussent leurs prix, baissent leurs salaires, congédient, offrent à peine de quoi vivre, négligent la sécurité. Des décisions financières provoquent des crises économiques. Dans les époques ou les lieux où nous nous échangeons sans supervision démocratique, ces maux sont pires. Ces faits sont si nombreux que seul un individu mal intentionné peut douter que la démocratie soit à notre service, contrairement aux marchés libres. Ça se voit. Non?

Justement, non. Ces faits sont présentés de façon tendancieuse. Nous y projetons nos désirs de manière à y trouver ce que nous y cherchons, tel un enfant qui voit des formes dans les nuages.
 

   

« Certains ont suggéré que la protection de nos droits, la poursuite de nos agresseurs et l'arbitrage de nos conflits pourraient être offerts sous la forme d'un service privé d'assurance. Spontanément, nous y voyons la menace d'un chaos terrible. Pourtant... »

   


Premièrement, la séquence des événements est mal racontée. Il y a d'abord un mal impersonnel et incontournable: la rareté. Travailler fort pour presque rien n'est pas une invention marchande, mais la condition de départ de la plupart des êtres humains et ce, depuis la nuit des temps.

Ensuite, il y a des gens qui prennent des risque à innover, qui font le sale boulot de surveiller et d'organiser la production des autres ou qui développent des compétences hautement en demande dans le but de nous en vendre le résultat. L'attrait du luxe les pousse à le faire. Certains font des erreurs, mais c'est souvent dû à des capacités limitées et non à une perfidie. Après coup, des gérants d'estrade issus d'un processus politique arrivent en sauveurs, exploitent les préjugés sur le monde des affaires et le marché du travail, taxent ceux qui ont du succès, distribuent des cadeaux avec cet argent, blâment ceux qui se trompent, reprochent aux autres de ne pas en faire assez, puis en récoltent les honneurs. Ils finissent par faire fuir ceux qui pourraient avoir des solutions créatives et par récompenser les échecs en jouant ainsi les matamores, mais personne ne fait le lien avec la misère qui nous entoure.

Deuxièmement, les coûts et bénéfices de l'intervention démocratique sont vagues et idéalisés. Prenons cette idée que le gouvernement « fait payer les gens en fonction de leur revenu et offre à tous ses services de façon égale ». D'abord, il y a plusieurs manières de « faire payer » quelqu'un et certaines sont plus frauduleuses que d'autres. Si les plus aptes à répondre à nos demandes sont dissuadés d'utiliser leur plein potentiel, encouragés à le gaspiller dans des tâches secondaires ou doivent se priver d'un investissement, les plus pauvres en paieront le prix en voyant leurs opportunités réduire, mais sans comprendre le lien.

Ensuite, en quoi le gouvernement « offre des services »? Cela n'est pas un fait, mais un jugement de valeur. S'il adopte des politiques coûteuses pour rallonger le temps d'étude nécessaire pour accéder à un marché du travail qualifié, il me nuit et ne me sers pas. Est-ce que verser toutes sortes de cadeaux à des chômeurs constitue vraiment de « l'aide »? Pas si c'est pour les dissuader de se mettre au service de leur communauté en travaillant. Finalement, sommes-nous vraiment « égaux » devant le gouvernement? Si les marchés offrent plus de services à ceux qui ont de l'argent, les assemblées politiques en offrent plus aux foules tapageuses et bruyantes sans considération pour la « justice ».

Troisièmement, lorsque les institutions politiques et commerciales agissent de concert, la responsabilité des secondes est plus facilement prise en compte. Les services de santé aux États-Unis sont offerts en partie par des hôpitaux « privés », mais le marché des assurances est tellement contrôlé politiquement que les consommateurs en sont captifs. La hausse des prix à la consommation apparaît comme une magouille commerciale alors qu'elle résulte d'une dévaluation de la monnaie organisée par une institution étatique. La pauvreté du tiers-monde est attribuée aux multinationales alors que l'insécurité, l'obstruction et la corruption engendrées par les pouvoirs locaux en sont plus vraisemblablement les causes. Nous avons tendance à dire que le monde des affaires corrompt la démocratie, alors que nous pourrions conclure au contraire que la démocratie pourrit le monde des affaires.

Quatrièmement, notre responsabilité concernant ce qui nous dérange dans les marchés est occultée en désignant les chefs comme boucs émissaires. Si des gens perdent leur emploi ou ont de faibles salaires, c'est parce que nous exerçons une pression sur les institutions commerciales pour qu'elles baissent leur coût et libèrent du même coup des ressources qui pourront être réaffectées ensuite à d'autres besoins. Si des chômeurs acceptent de diminuer leur offre salariale, c'est pour se faire une place plus facilement sur un marché de l'emploi restreint. Le profit des hommes d'affaires est un appât que nous leur tendons pour attirer leurs compétences et leurs investissements. Lorsqu'une assemblée politique vote des lois pour empêcher cela, elle va dans le sens contraire de notre volonté concrète exprimée en situation d'échange.

Si nous avons l'impression que « nous » agissons sur les marchés via la démocratie, c'est parce que nous y projetons nos rêves et non parce que ça se passe vraiment ainsi. Avec un peu d'effort, nous voyons que c'est un groupe de gens hostiles à nous qui se rassemblent dans des associations politiques afin de contrôler ce que nous faisons dans les marchés en invoquant un « nous » frauduleux. Nous gagnerions à exiger le divorce.

Le « nous » observable

Le pronom « nous » est censé désigner une communauté d'individus solidaires. Pour identifier le « nous » auquel j'appartiens réellement, la méthode la plus fiable est de regarder autour de moi sans idées préconçues et d'identifier qui me manifeste des signes d'égard. Il m'apparaît alors clairement que je suis plus chez moi à l'intérieur d'un marché économique que dans une assemblée politique.

Les vendeurs m'informent des prix, cohabitent avec des concurrents, se donnent la peine de me séduire avec des publicités et un service à la clientèle décent. Les responsables des magasins et des usines font tout pour organiser efficacement leur production. Ils ne me forcent pas à travailler pour eux et ne pigent pas dans mon portefeuille. Ils me demandent une contribution monétaire en échange d’un bien ou d’un service, mais cela s'appelle la réciprocité.

Les tribuns dans les assemblées, eux, exigent de moi sous la menace de la force que je dépose une somme dans une caisse que je ne contrôle pas, étouffent ma voix dans des millions d’autres voix qui rendent mon individualité inaudible, stimulent mon ressentiment envers d'autres groupes, cherchent à camoufler leurs intérêts sous le couvert d'une rhétorique abstraite de « volonté générale », font voter des lois pour protéger des groupes cibles, commandent et interdisent toutes sortes de comportements qui n'ont aucun rapport avec le respect d'autrui.

En ce sens, le « nous » réel, celui qui s'observe, est présent dans les marchés et absent des assemblées politiques. L'individualisme le plus crasse se manifeste dans la violence démocratique sous la forme d'un égoïsme de foule mu par des démagogues et camouflé sous des airs de civisme.

Certains ont suggéré que la protection de nos droits, la poursuite de nos agresseurs et l'arbitrage de nos conflits pourraient être offerts sous la forme d'un service privé d'assurance. Spontanément, nous y voyons la menace d'un chaos terrible. Pourtant, si c'est nous qui agissons dans les marchés, ce seraient nous qui protégeraient nos droits via nos choix d'assurances et nous ne choisirions pas celles qui font la guerre, mais celles qui rendent justice; ce qui n'est pas le cas actuellement en démocratie.

Cette idée est loin de ce qui est actuellement réalisable et la prudence à son endroit reste une bonne conseillère, mais elle peut aider à prendre radicalement nos distances avec ce qui constitue le dogme fondateur de notre époque. La démocratie n'est peut-être que l'ombre confuse d'une société libre sur le mur d'une caverne dont nous sommes les prisonniers.

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Gabriel Lacoste travaille dans le secteur des services sociaux et complète une maîtrise en philosophie à l'UQAM.

   
 

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Première représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie, environ 2300 av. J.-C.

   


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