15 janvier 2015 • No 328 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
OPINION
L'enseignant est un vendeur comme les autres
par Gabriel Lacoste


En pleine vague d'hystérie contre l'« austérité » au Québec, une nouvelle est tombée: le ministre de l'Éducation envisage de faire passer la tâche des enseignants de 32 à 35 heures par semaine, d'augmenter le nombre de leurs élèves et de geler leur salaire. En parallèle, quelque 200 postes de professeurs et chargés de cours seront éliminés à l'Université de Montréal. Voilà l'occasion d'entendre les litanies de ce groupe d'intérêt, dont vous trouverez des exemples dans une chronique de Mathieu Bock-Côté ou sur la page Facebook d'Anarchopanda pour la gratuité scolaire.

Les enseignants sont investis de missions chevaleresques: transmettre LE savoir et LE patrimoine culturel, nous intégrer à la collectivité, compenser les lacunes intellectuelles de nos familles, égaliser nos chances dans la vie, nous préparer à résister aux tentations de la société de consommation et ouvrir nos esprits.

Le gouvernement est confronté à des pressions budgétaires et doit choisir à qui imposer des sacrifices supplémentaires. Lorsqu'il se tourne vers eux, les profs se décrivent comme des héros dont la valeur salariale est odieusement sous-évaluée. Ils détournent l'attention vers les employés des banques qui ont gagné plus de 12 milliards de dollars en bonis, la hausse du salaire des PDG, les entreprises et les fortunés qui déplaceraient pour 155 milliards d'argent ailleurs afin d'éviter l'impôt ou le revenu de leurs administrateurs. Je les entends me dire qu'ils sont moins payés que des monteurs de ligne ou des plombiers, alors qu'ils ont étudié beaucoup plus longtemps.

La dégradation de leur condition est ingrate, mais ils persévèrent, car ils ont à cœur notre avenir. Ils affirment « je ne suis pas une PME » ou « je ne vends pas un produit ».

La négation d'un choix pénible

Dans un conte de fée, aucun individu « ordinaire » ne ferait de sacrifices et seulement les plus opulents se priveraient d'une de leurs multiples résidences secondaires ou d'une Bugatti. Tous feraient ce qu'ils aiment, agiraient par gentillesse et il en résulterait un monde dépourvu de frustrations. Malheureusement pour nous, le monde est un lieu de privations et de pénuries qu'il nous faut apprendre à maîtriser à coup d'épreuves, d'ingénierie et d'efforts pour n'obtenir souvent que de minces résultats en échange.

Il est commode d'expliquer cet état de chose par l'action malfaisante d'un petit groupe de fortunés qui exploite l'écrasante majorité des gens. Nous supposons alors que la rareté des ressources est une illusion, que les ressources existent pour répondre à nombreuses de nos demandes, mais qu'il faut simplement avoir le courage d'aller les chercher dans un odieux coffre-fort. C'est ce qui motive les revendications des membres de la FSE affiliés à la CSQ. Comprenez entre les lignes: vous et vos enfants n'aurez aucun effort supplémentaire à fournir pour assurer le bien-être de nos enseignants, sauf de les applaudir lorsqu'ils manifesteront leur mécontentement, de répondre favorablement à leurs demandes dans un sondage, de voter QS ou d'opiner comme eux. Seulement les très riches auront à en souffrir, mais ils ne sont pas à plaindre.

Comment vous enlever cette pensée magique de la tête? Les arguments pour prouver cette concentration de la richesse ont la forme « 1% ou 0.01% des personnes possèdent, concentrent ou cachent au fisc x % de la richesse globale » avec une courbe qui monte depuis les années 1975, période où nous serions entrés dans une ère « néolibérale », question de nous montrer que si nous revenions aux bonnes vieilles politiques de redistribution d'antan, nous en retrouverions l'âge d'or.

De nombreuses choses peuvent être dites concernant cette logique, mais le plus grave problème est le suivant: les chiffres sur la concentration de la richesse dénaturent grossièrement l'ampleur et la nature de ce que possèdent les plus fortunés. Ils créent le mirage d'un gigantesque potentiel d'amélioration facile de nos conditions de vie. Ce leurre nous encourage à nous piller nous-mêmes comme un chien qui court après sa queue ou comme Œdipe qui tue son père en croyant échapper à son destin.

Il n'y a pas de médecins et d'infirmières qui se tournent les pouces en attendant que des riches soient malades, ou des gigantesques entrepôts de nourritures cachés à la population dans des châteaux. Les plus fortunés possèdent des machines, des outils, des véhicules, des infrastructures qui servent à produire ou à distribuer des biens et services. Les saisir ne nous donnera pas plus de pains sur la table. Le nombre de personnes qui travaillent dans des hôtels 5 étoiles, comme agent de bord en première classe, dans la construction de manoirs, dans des usines à yachts, dans des restaurants chics ou dans n'importe quel secteur destiné spécifiquement aux 1% des plus riches est minime. En d'autres mots, les courbes statistiques de l'IRIS ne renvoient pas à des entités claires et distinctes, mais à des fourre-tout subjectifs et abstraits qui nous induisent à voir des ressources là où il n'y en a pas à la manière d'une alchimie moyenâgeuse.
 

   

« Qui donnera le fruit de son travail pour assurer aux enseignants leur condition de vie? Nous tous. Ce qu'ils veulent gagner ou maintenir en combattant le gouvernement, d'autres individus “ordinaires” devront s'en priver pour le leur fournir. »

   


Revenons-en au gros bon sens. Nos commodités ne poussent pas dans les arbres, ni dans les comptes en banque au Luxembourg. Qui donnera le fruit de son travail pour assurer aux enseignants leurs conditions de vie? Nous tous. Ce qu'ils veulent gagner ou maintenir en combattant le gouvernement, d'autres individus « ordinaires » devront s'en priver pour le leur fournir. C'est dans ce contexte que la véritable question se pose: pourquoi ce seraient eux qui en bénéficieraient plutôt que les vendeurs de téléphones, les menuisiers, les concierges ou n'importe qui d'autres?

La légitimité de l'enseignement et de ses coûts

Les enseignants aiment la démocratie et ce n'est pas pour rien. En théorie, nos taxes et la manière de les allouer sont le fruit de la volonté du peuple. Nous avons donc décidé « collectivement » de consacrer tel montant pour que ceux-ci nous prodiguent leurs lumières. Nous leur avons attribué cette place dans la société. Ils ne l'ont donc pas prise de force. C'est pourquoi elle est légitime. Ils vont probablement nous sortir des sondages pour nous le confirmer. Amen.

Cette histoire est aussi fumeuse que celle de la représentation papale de la volonté divine qui sanctifiait les rois de nos ancêtres. Les négociations entre la FSE et le gouvernement ne seront pas l'objet d'une consultation populaire et nous ne recevrons pas une facture à la maison avant de répondre à un sondage. Par conséquent, nous n'avons littéralement jamais choisi de les rémunérer de cette manière, et nous ne savons même pas ce qu'il en coûte. C'est prélevé directement sur notre salaire, refilé dans le prix de ce que nous consommons, transféré par l'entremise d'une dette à nos enfants, camouflé dans le détournement d'un capital productif ou dilué dans la dévaluation de notre monnaie.

Nous n'avons même pas eu un mot à dire sur le contenu pédagogique que nous recevons des enseignants en échange, ni même si nous avons besoin de l'ensemble de leur service. Il y a peut-être des gens qui ont été consultés lors de la commission Parent, mais ce n'était pas nous. Les enseignants peuvent donc fabuler sur leurs « missions » chevaleresques et la valeur de leur effort autant qu'ils le veulent, nous n'avons aucun moyen de leur répondre qu'ils sont dans le champ ou que nous avons d'autres priorités.

Lorsque des groupes se sentent frustrés par un gouvernement, ils disent souvent « nous n'avons pas voté pour ça », comme si voter, s'exprimer dans un sondage ou manifester dans les rues étaient les actions par excellence qui bénissaient toutes actions du sceau sacré de la souveraineté populaire. En réalité, ce sont plutôt l'entreprenariat, la vente, l'achat et le don qui possèdent ces vertus. Malgré les connotations négatives associées au mot « vendre », il désigne l'action de demander poliment à quelqu'un s'il est disposé à nous remettre une partie du fruit de son travail en échange de notre service. « Acheter » consiste à accepter un échange en étant informé du prix. Cet échange devient légitime pour quatre raisons fondamentales: il est voulu, informé, précis et engageant.

Voter n'engage qui que ce soit que dans un sens extrêmement faible. Les politiciens ne sont pas obligés de tenir leurs promesses, pas plus que les syndicats ou les associations citoyennes. Ils décident avec l'argent des autres. Ensuite, nos choix électoraux sont confus et portent sur des énoncés de principes abstraits ou de vastes programmes dont nous ne pouvons pas vraiment comprendre les ramifications. Nous votons sur la base de perceptions plus que de réalités tangibles. Nous le faisons en ignorant complètement ce qu'il nous en coûtera.

Bref, les enseignants ne nous ont jamais vendu leur service et nous ne les avons jamais achetés. En conséquence, la portion de notre travail qu'ils méritent d'avoir n'a jamais été déterminée par une procédure de légitimation crédible. Leur nombre d'années d'étude n'est pas de notre responsabilité. Ensuite, nous n'avons jamais eu le droit de magasiner entre divers contenus scolaires. Ces choix nous sont littéralement imposés de façon uniforme. Il n'y a donc même pas moyen de déterminer si les enseignants nous « servent » à quelque chose ou s'ils nous nuisent. Ils nous forcent à fournir des efforts sans nous demander notre avis en prétendant savoir que « c'est nécessaire », puis nous leur obéissons, car nous respectons l'autorité et que ce sont d'abord eux qui nous enseignent à le faire de la petite école au cégep.

Voilà le problème fondamental. La question de ce qu'ils « méritent » comme conditions n'est tout simplement pas posée dans les seuls termes susceptibles de les justifier: ceux de l'entreprenariat, de la vente, de l'achat et du don. Au contraire, ils sont souvent les premiers à s'opposer à ce que leurs services soient offerts sur un marché libre ou bénévolement. Ils tiennent à ce que leurs services soient financés par la taxation en situation de contrôle légal universel.

Écrire qu'ils sont des vendeurs comme tous les autres n'est pas une manière de les dénigrer, mais de leur dire qu'ils sont nos égaux en droits et en responsabilités, dont la plus fondamentale est de nous demander directement notre avis lorsqu'ils saisissent une partie du fruit de notre travail et non de faire des deals corporatifs avec une autorité centrale sous le couvert de valeurs « démocratiques ».

PartagerPartagerPartagerImprimerCommentaires

Gabriel Lacoste travaille dans le secteur des services sociaux et a complété une maîtrise en philosophie à l'UQAM.

   
 

Du même auteur


Qui contrôle nos communications publiques?
(no 327 - 15 décembre 2014)

L'abolition des Cégeps: une église en danger
(no 324 - 15 septembre 2014)

Qui est victime de pensée magique?
(no 323 - 15 juin 2014)

Le « nous » trompeur: l'imposture démocratique
(no 322 - 15 mai 2014)

L'agonie de l'État-nation québécois et la perspective de jours meilleurs
(no 321 - 15 avril 2014)

Plus...

   
 
Ama-gi

Première représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie, environ 2300 av. J.-C.

   


Le Québécois Libre
En faveur de la liberté individuelle, de l'économie de marché et de la coopération volontaire depuis 1998.

   
 

Présent numéro | Autres articles par Gabriel Lacoste | Commentaires? Questions? | Index no 328 | Le QL sur Facebook
Archives | Faites une recherche | Newsletter | Qu'est-ce que le libertarianisme? | Qui sommes-nous? | Politique de reproduction