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					| Première partie d'un entretien avec Copeau à propos du libéralisme classique, de la porno, de la notion d’intérêt général et du 
					leadership* |  
				
					| propos recueillis par Grégoire Canlorbe |  
				
					| Copeau, né en 1976, 
est le fondateur de l’association liberaux.org, 
dont il a assumé la présidence de 2002 à 2006. À ce titre, il a fondé la plupart 
des sites qui constituent encore actuellement la galaxie liberaux.org: 
le forum éponyme, catallaxia, librairal, wikibéral, 
et enfin le pure player Contrepoints.
 
 Diplômé de l’ENA et haut fonctionnaire, Copeau dénonce de l’intérieur un système 
qu’il ne connaît que trop bien. Depuis plus de 15 ans, il fréquente au quotidien 
les élus, locaux comme nationaux, et observe leurs stratégies, leurs caprices et 
leurs manies. Il livre les résultats de ces années d’enquête dans Les 
Rentiers de la Gloire, un 
pamphlet mené sur le ton de l’invective, de l’ironie et de l’humour, tout 
récemment publié aux Belles Lettres. Son pseudonyme est un clin d’œil au héros 
libre et intransigeant du
Bonheur insoutenable d’Ira 
Levin.
 
 « De 
tendance libérale classique », je vous cite, vous défendez « toutefois en économie 
des thèses autrichiennes ».
Pourriez-vous revenir sur ce que vous appelez « libéralisme classique » et les 
raisons qui font que votre préférence va à cette « tendance » du libéralisme 
(plutôt qu’aux courants modernes généralement étiquetés comme « néolibéraux » ou « libertariens »)? 
Pourquoi souscrire aux thèses autrichiennes plutôt que néoclassiques, 
monétaristes ou keynésiennes?
 
 Je suis un 
indécrottable libéral classique, au sens anglo-saxon comme européen du terme. 
Ceci signifie que mon libéralisme est d’abord un libéralisme politique, nourri 
aux mamelles de Montesquieu et Tocqueville, 
avant d’être un libéralisme économique. Je sais bien que ceci me distingue sans 
doute de la plupart des libéraux contemporains, qui sont « passés au 
libéralisme » par l’économie, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’économie théorique 
(l’économie politique, comme on disait jadis), ou qu’il s’agisse de l’économie 
concrète (type l’Opinion, 
pour faire simple). Je n’ai bien évidemment rien contre ceux qui accèdent au 
libéralisme par l’économique, mais permettez-moi d’être un libéral classique 
intransigeant qui considère que l’économie de marché et le capitalisme ne sont 
pas l’essence de la pensée libérale, bien au contraire. Il existe des régimes 
capitalistes autoritaires qui en sont la parfaite illustration.
 
 
  Par libéral classique, j’entends, fondamentalement, que ma conception du monde 
se fonde sur la modération, les 
checks and balances, le pouvoir limité, l’état de droit, avec tout ce qu’il 
impose, en particulier le fait de rendre inopérable les pensée extrêmes. Quelles 
que soient les pensées extrêmes d’ailleurs, et la pensée libérale en comprend 
aussi. 
 À mes yeux, cette conception du monde, modérée, tempérée, et plus encore 
prudente – la prudence est la première vertu du libéral, selon moi! J’avais 
beaucoup aimé Gare 
au gorille de Nicolas Tavaglione sur 
ce point – peut tout à fait se marier avec la vision autrichienne de l’économie, 
fondée sur la subjectivité de la valeur, l’utilité marginale décroissante, la 
critique ferme et définitive de l’action publique. Le libéralisme classique des 
Lumières, la révolution marginaliste autrichienne, celle 
de Menger et de Mises, sont en réalité deux manières complémentaires 
d’appréhender les interactions sociales. Plutôt que de considérer qu’elles 
doivent être dictées par des décisions collectives, issues du débat démocratique 
qui est gros de ses contradictions, le libéralisme considère que ce sont les 
interactions individuelles (l’échange, le contrat, la règle préalable, la 
responsabilité individuelle) qui doivent régir la vie en société. La vision du 
monde constructiviste, de type top-down, 
s’oppose frontalement à cette vision du monde-ci, de type bottom-up.
 
 Le libéralisme classique, la pensée autrichienne, sont riches de multiples 
auteurs et leur finesse d’analyse est sans commune mesure avec des pensées que 
je qualifierais, pour rester poli, de plus rudimentaires. Et il y a, au sein 
même de la pensée libérale, des pensées rudimentaires. Le rigorisme, 
l’apriorisme, les 
raisonnements du type « Robinson sur son île », tout comme l’abstraction du 
contrat social jadis, sont des manières de raisonner dans une éprouvette. C’est 
intéressant. C’est même un exercice intellectuel stimulant. Mais ça n’a pas 
grand-chose à voir avec la vraie vie. Ces pensées simplificatrices sinon 
simplistes feraient mieux de rester des loisirs pour intellectuels engourdis, et 
gagneraient à ne pas s’ériger en pseudosciences qui cherchent à embrasser le 
monde de leurs bras raccourcis. Malheureusement, le libéralisme, courant devenu 
plus ou moins alternatif et underground au 
fil des décennies, sous les coups du boutoir de la pensée magique keynésienne, 
comprend dans sa version « moderne » de nombreuses subdivisions simplistes.
 
 Enfin, mon libéralisme est aussi et surtout social, ou plus exactement 
sociétal, au sens strict libertaire. Il n’a pas grand-chose à voir avec les 
libertaires des années 1970 à nos jours, mais tout à voir avec ces grands penseurs 
de la liberté que sont Han 
Ryner, Max 
Stirner, Georges 
Palante ou encore Voltairine 
de Cleyre. Mon bréviaire pourrait être résumé par cette phrase de Han Ryner: 
« Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les 
foules, et qu’on n’agit point sur les foules par la raison, mais par les 
passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. 
L’action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s’abstient d’y prendre 
part. » On n’a pas mieux dit depuis.
 
 Une 
aile de votre site personnel est 
dédiée à votre intérêt de fin gourmet pour les actrices pornographiques.  Sasha 
Grey, figure de proue de l’alt-porn, Tatiana 
Kush, charmante icône d’un mètre cinquante cinq, dotée d’un tatouage tribal 
sur la fesse gauche, Shy 
Love, délicieuse adepte de la sodomie, ou encore Charlotte 
Stokely, « blonde à damner un zombi eunuque », sont mises en vedette. À cette 
occasion, vous ne faîtes pas mystère de votre appétit pour les scènes 
interraciales: « c’est très bien », écrivez-vous.
N’avez-vous jamais songé à abandonner votre carrière de haut fonctionnaire 
pour devenir entrepreneur dans l’industrie pornographique (à la manière de Hugh 
Hefner, Larry 
Flint ou Marc 
Dorcel)?
 
 Enfin 
quelqu’un qui lit mes billets! Je suis touché, j’avais l’impression d’écrire 
dans le vide. Ce qui, soit dit en passant, n’est sans doute pas rare parmi les 
bloggeurs. Je ne crois pas avoir un intérêt spécifique pour le porno, du moins 
pas plus qu’un autre – Laurent Wauquiez par exemple –, mais je dois reconnaitre 
au X d’avoir su bousculer les mœurs rigides des années 60. L’âge d’or du cinéma 
pornographique, celui des années 1973-79, est ma référence, tout comme 
d’ailleurs du cinéma en général (avec une préférence avouée pour le cinéma 
transalpin qui, sur les ruines fumantes de cinecittà, 
a su faire preuve d’une formidable originalité et d’une impertinence à peine 
imaginable de nos jours). Vous citez des actrices contemporaines, c’est je 
dirais la conséquence naturelle du format blog, qui par essence colle à 
l’actualité du moment, quel que soit le thème choisi. Sauf bien évidemment à 
imaginer rédiger un blog tourné autour du vintage, et, bien qu’il y ait sans 
doute des tonnes de choses à écrire sur le porno vintage, je ne me sens pas 
suffisamment armé pour me lancer dans ce travail.
 
 Et puis il y a encore plus subversif que le porno des années 70. C’est le 
cinéma « de genre », underground, 
aux frontières entre divers styles sulfureux, ce cinéma qui a encore de nos 
jours de robustes adeptes. Le cinéma de Jess 
Franco (qui a tout de même été 
l’assistant d’Orson Welles, on a connu pire), de Tinto 
Brass (ah, Caligula! 
ah, Salon 
Kitty!), de Joe 
d’Amato (ah, Emmanuelle!) 
ou encore du Français Jean 
Rollin (dont l’actrice fétiche 
était Brigitte 
Lahaie).
 
 Autre chose, qu’il est nécessaire d’avoir à l’esprit, et c’est un point sur 
lequel je reviens dès que j’en ai l’occasion. Vous partez du principe que Copeau 
est le pseudonyme de votre interlocuteur. Que ce Copeau écrit sous son pseudo ce 
qu’il ne peut ou ne veut pas écrire sous sa véritable identité.
 
 Et si la vérité était ailleurs? Et si Copeau n’était pas un pseudo, mais un 
personnage à part entière, doté de sa propre autonomie? Qui vous dit, par 
exemple, que mon blog n’a qu’un seul contributeur?
 
 Attention, j’assume parfaitement tout ce qui y est écrit. Mais la réalité ne 
se résume pas dans un simple pseudonyme. Depuis ma lecture du Da 
Vinci Code, j’adore brouiller les pistes.
 
 Tout ce qui va à l’encontre de ce que je vis comme des barrières sociales, 
morales, traditionnelles, bref, tout ce qui va à l’encontre de l’exercice de la 
liberté individuelle pleine et entière, avec la responsabilité qui lui est 
indissociable, me heurte et m’indispose. Alors lorsqu’il est possible de mettre 
à bas ces barrières, de quelque manière que ce soit, je dis banco!
 
 On touche là un autre aspect important de ma personnalité, ma sensibilité à la 
cause féministe, y compris dans sa version assumée sinon agressive, type Femen 
si vous voulez. Et je trouve que dans le porno, contemporain cette fois-ci, il y 
a un certain nombre de femmes qui désormais assument leur sexualité, leurs 
désirs, leur liberté, sans être le moins du monde des objets sexuels, et l’objet 
de la convoitise, des hommes. Vous citez des actrices importantes, mais je 
mentionnerais surtout Ovidie, 
ou des icônes de l’alt-porn, Sasha Grey en particulier. Quant à devenir 
entrepreneur dans ce milieu, la concurrence actuelle est si rude que les 
perspectives de parts de marché sont faibles. Sans parler de l’accès gratuit à 
quasiment tout via internet. Non, honnêtement, si je devais me reconvertir (en 
vérité, c’est déjà fait), ce serait dans la domotique et les services aux 
personnes dépendantes (âgées ou non), les perspectives sont bien plus solides!
 
 Sans 
copeaux dans la bouche (et donc sans langue de bois), vous résumez votre 
conception de la vie en ces termes évocateurs et lapidaires: « Dig your own hole ». 
Pourriez-vous revenir de manière explicite et méticuleuse sur cette apostrophe 
cocasse et la philosophie latente qu’elle exprime? Cette histoire de trou 
a-t-elle quelque chose à voir avec vos opinions libérales?
 
 Euh… 
C’est surtout le titre d’une chanson des
Chemical 
Brothers. À part ça, je ne vais pas tout intellectualiser non plus…Et puis 
creuser son propre trou, ce n’est pas scier la branche sur laquelle on est 
assis, c’est construire sa vie, selon ses principes, en assumant ses choix. 
C’est comme cela que je l’entends.
 
 Ceci m’amène à vous préciser le sens de ma citation fétiche, qui vient de Juvénal, 
« Dat veniam corvis, vexat censura columbas » (La censure pardonne aux corbeaux 
et poursuit les colombes). On encore Goethe, 
qui écrivait: « Écraser l’innocent qui résiste, c’est un moyen que les tyrans 
emploient pour se faire place en mainte circonstance. » C’est ma manière à moi 
de marquer mon anarcho-individualisme, si vous voulez.
 
 Votre récent essai sur les élus commence par affirmer, en substance, que 
« l’intérêt général », objet traditionnel de la politique et justification 
ancestrale de la vie en société, consiste ni plus ni moins en une croyance 
chimérique, une fantasmagorie éhontée, une élucubration navrante. Une telle 
récusation, au moins prise au pied de la lettre, semble prendre le contrepied de 
la formule renommée de Bastiat selon laquelle « les intérêts (légitimes) sont 
spontanément harmoniques ».
 
 Affirmer, à la manière de Smith, Bastiat, Mises et plus généralement, des 
libéraux classiques, qu’il existe une  
« harmonie des intérêts » opérée via la 
division du travail, revient très précisément à reconnaître l’existence d’un 
« intérêt général » ou d’un « bien commun », qui s’incarne en la division du 
travail. En substance, à mesure que son étendue s’accroît, la division du 
travail démultiplie les gains de productivité des efforts humains au point de 
permettre une opulence générale qui se répand jusqu’aux couches les plus basses 
de la société; à cet égard, une convergence universelle s’instaure parmi les 
intérêts humains, dans la mesure où il existe un avantage bien plus grand à 
coopérer plutôt qu’à vivre en autarcie ou à rentrer en guerre les uns avec les 
autres. Autrement dit, un intérêt commun devient prépondérant: la préservation 
et l’intensification de la division sociale du travail; et transcende les 
collisions de toutes sortes parmi les individus.
 
 En écrivant sans ambages que l’intérêt général est une fiction tout juste 
bonne à aider les enfants à s’endormir le soir, visez-vous cette assertion 
paradigmatique du libéralisme classique ou simplement la prétention des hommes 
politiques à réaliser par des moyens coercitifs et « artificiels » (selon 
l’expression de Bastiat) l’harmonie des intérêts?
 
 Attention 
à ne pas mélanger les concepts. Je parle d’intérêt général, vous parlez 
d’intérêt commun, d’harmonie des intérêts, pour citer Bastiat. Ce sont des 
choses bien distinctes. Je ne doute pas de l’harmonie naturelle des intérêts. Je 
doute fortement du bien-fondé de la définition politique d’un intérêt général 
qui n’est autre que celui que les élus désignent comme tel. Tout comme la notion 
de justice sociale, étudiée par Hayek, n’est autre que la conception politique 
de la justice.
 
 |  
				
					| « 
N’importe quelle intervention trouve toujours une justification, les 
politiciens s’ingéniant à cacher les conséquences négatives de leurs actions 
pour ne se prévaloir que des conséquences positives (parabole de la vitre 
brisée); à ce titre, outre l’idéologie de l’intérêt général, l’autre 
justification courante, c’est la prétendue défaillance du marché. » |  
				
					| La notion d’intérêt général n’a rien à voir avec la main invisible de Smith, 
ou l’harmonie des intérêts qui naît de l’échange libre et la satisfaction 
mutuelle et réciproque des besoins, chez Bastiat et Mises. L’intérêt général, 
qu’on appelait jadis intérêt public, est une notion construite de toutes pièces 
pour fonder, légitimer et justifier l’imperium de 
l’État et du pouvoir politique sur la société civile. À la différence d’une 
vision qui consiste à ne voir que des intérêts individuels qui parfois 
s’affrontent, souvent se marient avec intelligence, les partisans de l’intérêt 
général estiment que l’ensemble des hommes ne se caractérise pas par une unité, 
et que les actions humaines sont aléatoires, chaotiques et ne s’inscrivent pas 
dans la durée. Cette conception de l’intérêt général induit un « volontarisme », 
c’est-à-dire une intervention structurante de l’État, qui permettrait de fonder 
durablement une société. Dans ce cadre, l’homme doit suspendre ses intérêts 
particuliers pour chercher à discerner l’intérêt général, dans le but de 
construire une société politique unie.
 
 Cette conception découle en ligne directe de la tradition juridique et 
étatique française, et recoupe sous de nombreux aspects la position originelle 
de Jean-Jacques 
Rousseau. Lorsqu’il a théorisé la démocratie dans l’ouvrage Du 
contrat social, il considère que l’homme, en quittant l’état de nature, 
s’aliène totalement avec l’ensemble de ses droits à la communauté qu’il rejoint. 
La volonté individuelle se fonde alors, par le contrat social, dans la « volonté 
générale », seule habilitée à légiférer et à exercer la souveraineté. Par ce 
truchement, Rousseau accorde à l’État la mission de poursuivre des fins qui 
s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers.
 
 Jacques 
Chevallier, qui est un juriste et constitutionnaliste contemporain, a 
consacré jadis un 
bel ouvrage à l’« idéologie », 
comme il la nomme lui-même, de l’intérêt général. Il explique comment le droit 
public français, avec en fer de lance le droit administratif, qui n’existe qu’en 
France sous cette forme (excepté les quelques pays qui ont copié ce modèle), 
n’existe que par le fondement de l’intérêt général. La notion de « service 
public », apparue à l’orée du XXe siècle, à l’occasion d’une querelle doctrinale 
restée célèbre entre l’école de droit de Toulouse et celle de Bordeaux, entre 
Maurice Hauriou et Léon Duguit, au profit de ce dernier.
 
 Vous pouvez lire ici un 
article édifiant sur la construction de cette « idéologie » de l’intérêt général 
au service du droit administratif.
 
 Vous parliez donc économie, là où je parlais droit et politique. À présent, je 
viens vers vous. Regardons les conséquences économiques de cette notion 
d’intérêt général.
 
 Cette conception de l’intérêt général est très répandue – pour ne pas dire 
exclusive – chez les étatistes, car elle inclut en son sein une légitimation, au 
sens du droit positif, de l’interventionnisme. L’interventionnisme est 
intrinsèquement lié à la raison d’être de la politique et de l’État. Il s’agit 
pour cette organisation d’accorder des faveurs à telle ou telle corporation au 
détriment des droits des individus (notamment, au travers de la taxation, de la 
règlementation, ou de la subvention).
 
 Dès lors que l’intérêt général est partout, toutes les activités humaines sont 
susceptibles d’être dirigée par l’intervention publique, toutes relèvent peu ou 
prou de l’intérêt général. Depuis la production de la sécurité (monopole 
policier, judiciaire et militaire) jusqu’à l’industrie du divertissement (ex: 
les litanies sur l’« exception culturelle ») en passant par le secteur de 
l’alimentation (fixation du prix du pain) ou le marché immobilier (contrôle des 
loyers), etc. La liste pourrait s’allonger indéfiniment.
 
 L’interventionnisme est le plus souvent d’ordre domestique, mais il peut aussi 
se traduire par des actions dirigées vers des zones extérieures à la juridiction 
habituelle de l’État; pensons aux politiques bellicistes. Chaque fois, la 
liberté des administrés s’en voit réduite, tandis que ces politiques bénéficient 
à quelques privilégiés, amis du pouvoir.
 
 L’interventionnisme social-démocrate s’exerce avec le plus de vigueur dans le 
domaine de l’économie, par la subvention, le protectionnisme, les 
réglementations en faveur de certains acteurs économiques, etc. Comme le disait Jean-Baptiste 
Say, dans son Traité 
d’économie politique: « S’il y a quelque bénéfice à retirer d’une 
entreprise, alors elle n’a pas besoin d’encouragement; s’il n’y a point de 
bénéfice à en retirer, alors elle ne mérite pas d’être encouragée. »
 
 N’importe quelle intervention trouve toujours une justification, les 
politiciens s’ingéniant à cacher les conséquences négatives de leurs actions 
pour ne se prévaloir que des conséquences positives (parabole de la vitre 
brisée); à ce titre, outre l’idéologie de l’intérêt général, l’autre 
justification courante, c’est la prétendue défaillance du marché.
 
 Un point supplémentaire: à mon sens, ce qui manque aux penseurs que vous 
citez (Smith et Bastiat en 
particulier), c’est une pensée sociétale. Leur raisonnement n’est qu’économique, 
alors qu’il devrait être aussi juridique, historique, politique. Ils estiment 
que la division du travail, l’échange, l’harmonie des intérêts résume l’ensemble 
des interactions entre les individus. C’est un peu court. Il convient, au 
surplus, d’avoir une organisation politique qui garantisse ce maintien de 
l’harmonie des intérêts individuels. C’est le rôle de l’état de droit, des 
règles de responsabilité, des droits « de » plutôt que les droits « à ». Walter 
Lippmann, dans La 
Cité libre, résume ainsi, rétrospectivement, la tâche historique du 
libéralisme classique: au plan positif, comprendre l’ampleur des gains de 
productivité permis par la division du travail; et, au plan normatif, 
déterminer « la meilleure façon d’adapter la loi et la politique à un mode de 
production dans lequel le travail humain est spécialisé, et qui rend en 
conséquence les individus et les sociétés de plus en plus dépendants les uns des 
autres dans le monde entier. »
 
 Vous 
tenez à démystifier l’idée que certains hommes seraient nés pour servir et 
d’autres pour commander; les « grands hommes », les leaders naturels, les mâles 
alpha, sont une fable, non une réalité biologique ou sociologique. Un point de 
vue plus nuancé (et plus plausible) me paraît être celui que la nature a fait 
des protecteurs et des serviteurs, des leaders et des travailleurs, des 
aristocrates et des inférieurs, mais qu’il est possible (et même fréquent) que 
le pouvoir tombe entre les mains de pseudo-alpha. L’autorité politique ne 
coïncide pas toujours avec la grandeur d’âme et l’art de gouverner des 
(véritables) aristocrates.
 
 Permettez-moi de donner la parole à Thomas 
Jefferson, âme de l’Amérique libérale, élève des économistes français, ami 
et exégète de Destutt 
de Tracy, qui s’exprime en ces termes dans sa lettre du 28 octobre 1813 à John 
Adams. « Je reconnais avec vous qu’il y a parmi les hommes une aristocratie 
naturelle. Les talents et les vertus en sont le principe unique. Autrefois la 
force physique était un titre pour être admis parmi les aristoi. Mais 
depuis que l’invention de la poudre a armé le plus faible, aussi bien que le 
plus robuste, des mêmes moyens d’envoyer la mort, la force corporelle n’est plus 
qu’un moyen auxiliaire de se distinguer, comme la beauté, la bonne humeur, la 
politesse, et d’autres mérites secondaires. Il existe aussi une aristocratie 
artificielle, fondée sur la richesse et la naissance, indépendamment des talents 
et de la vertu; car, unie aux uns et aux autres, elle rentrerait dans la 
première. Je considère l’aristocratie naturelle comme le don le plus précieux 
que nous fasse la nature pour l’instruction de la société, pour la direction et 
le maniement de ses affaires. Et, en vérité, c’eût été une inconséquence dans la 
création que d’avoir formé l’homme pour l’état de société, et de n’avoir pas 
départi à cette société assez de vertu et de sagesse pour l’administration de 
ses intérêts. Ne doit-on pas même dire que la meilleure forme de gouvernement 
est celle qui pourvoit avec le plus d’efficacité à ce que les fonctions 
publiques soient exclusivement confiées à ces aristoi naturels? 
L’aristocratie artificielle est un élément pernicieux, dont les institutions 
devraient prévenir et combattre l’ascendant. »
 
 Que rétorqueriez-vous à ces quelques lignes de Thomas Jefferson, qui n’ont pas 
pris une ride?
 
 Je 
ne reconnais pas d’autre distinction que les talents et les vertus. Ce ne sont 
ni les privilèges (et l’aristocratie que vous mentionnez est morte de ses 
privilèges), ni l’appétit du pouvoir, qui doivent être un motif de sélection des 
leaders. De plus, je ne dis pas qu’il n’existe pas de leaders naturels, je dis 
que, parmi ceux-ci, les politiciens sont mus par leur ego et leur intérêt, et 
non par la recherche d’un quelconque bien commun. Les élus ne sont sans doute 
pas les seuls, c’est certain, à être mus par leur égo et leur intérêt. Mais, à 
ma connaissance, personne d’autres qu’eux n’a la prétention de régir la vie de 
tous les individus. Personne d’autres ne se prend pour nos maîtres et nos 
nounous, selon l’époque et les circonstances du moment. La vérité est aux 
antipodes de ces fariboles sur les grands hommes, tout juste destinées à 
endormir les enfants le soir, et qui me font furieusement penser à la manière 
dont on présentait l’histoire de France sous la IIIe République, façon Malet 
et Isaac. Mon ami Mathieu 
Laine explique très bien cela 
dans la 
Grande nurserie, et mon non moins ami Martin 
Masse emploie, lui, le terme drôle et subtil de « gouvernemaman ».
 
 L’autorité politique n’a rien à voir avec la morale et la grandeur d’âme. La 
vertu, au sens de Machiavel, n’a rien à voir avec la vertu au sens contemporain.
 
 Le fait d’être un « grand homme », c’est, selon moi, avoir une grandeur d’âme, 
et rien de plus. Celle-ci s’exprime par ses valeurs, son éthique, et non par un 
quelconque leadership. 
Je ne dis pas que dès lors qu’on a du leadership, 
on perd sa grandeur d’âme! Avoir une éthique dans le leadership, ça existe, 
c’est avoir une vista, du charisme, savoir convaincre et séduire, et, surtout, 
refuser toute forme de coercition. Et ce n’est certainement pas s’appuyer, comme 
l’aristocratie, sur de quelconques privilèges. Qui plus est héréditaires.
 
 Votre citation de Jefferson m’embête. J’aime et j’admire cet homme. Pour 
autant, je crois ici qu’il se fourvoie. Il désigne, me semble-t-il, par « aristocratie naturelle » le fait d’avoir des vertus, des talents, des valeurs 
civiques et morales. Ce sont d’incontestables qualités, dont beaucoup 
d’ailleurs, hommes politiques ou pas, manquent. Très bien. Mais l’emploi du 
terme « aristocratie » pour désigner des vertus individuelles me parait 
totalement inapproprié, ou plus exactement, daté. Aristocrate n’est pas et ne 
sera jamais synonyme de vertueux. L’aristocratie est une forme de distinction 
sociale. Elle n’a rien d’individuel, elle est relationnelle. C’est une caste 
dans laquelle on peut entrer soit par son talent, soit, la plupart du temps, par 
les faveurs et le bon vouloir du Prince, a qui on a rendu tel ou tel service. 
C’est une différenciation qui s’appuie sur des privilèges. Et sans privilège, il 
n’y a pas d’aristocratie qui puisse perdurer. Par conséquent, le terme même 
d’aristocratie naturelle n’a pas de sens, excepté s’il signifie vertueux.
 
 à suivre...
 
 
 *Entretien d'abord publié le 13 janvier 2016
		
		sur le site de l'Institut Coppet.
 |  | 
				
					| Du même 
					auteur |  
					| ▪ 
					Seconde partie d'un entretien avec 
					Serge Schweitzer : la mondialisation capitaliste et la 
					défense morale de la liberté
 (no 
					339 – 15 février 2016)
 
 ▪ 
					Première partie d'un entretien 
					avec Serge Schweitzer : les vertus du libéralisme et de 
					l’entrepreneuriat
 (no 
					338 – 15 janvier 2016)
 
 ▪ Entretien avec François-René Rideau sur 
					l'individualisme méthodologique en sciences sociales et la 
					mémétique - neuvième partie
 (no 
					337 – 15 décembre 2015)
 
 ▪ Entretien avec Cécile Philippe 
					sur le keynésianisme, le modèle social français et le 
					principe de précaution
 (no 
					337 – 15 décembre 2015)
 
 ▪ Entretien avec François-René 
					Rideau sur les fondements épistémologiques de la praxéologie 
					- huitième partie
 (no 
					336 – 15 novembre 2015)
 
 ▪ 
					
					Plus...
 |  
				
					|  |  
					| Première 
					représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie, 
					environ 2300 av. J.-C. |  
				
					| Le Québécois Libre
 En faveur de la liberté individuelle, de l'économie de 
					marché et de la coopération volontaire depuis 1998.
 |  |