15 novembre 2015 • No 336 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
Entretien
Entretien avec François-René Rideau sur les fondements épistémologiques de la praxéologie - huitième partie
propos recueillis par Grégoire Canlorbe (septième partie)


François-René Rideau est un informaticien français. Parmi les sites qu'il anime, Bastiat.org est consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, Le Libéralisme, le vrai contient ses essais, et Cybernéthique est son blog apériodique.

15. La démarche aprioriste prônée par Ludwig von Mises consiste à (essayer de) déduire la totalité des propositions de la science économique sur la base d’un postulat unique et tenu pour irréfutable. À savoir que: l’homme se comporte de manière intentionnelle. Le raisonnement économique doit tirer les implications directes et indirectes de cette proposition; et surtout il n’est pas nécessaire de confronter à la réalité les propositions ainsi obtenues: si le raisonnement déductif est rigoureux, alors ses conclusions sont vraies a priori, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de les confronter à la réalité pour établir qu’elles sont vraies. Dans quelle mesure souscrivez-vous à la démarche aprioriste?

C'est là une question importante, qui mérite là aussi qu'on en clarifie les concepts. J'assistai un jour à un débat sur cette question entre David Friedman, qui défendait l'approche empirique de l'économie classique, et Bob Murphy, qui défendait la praxéologie de Mises et sa démarche aprioriste. Si à mon avis David Friedman y démontra qu'il est un débatteur plus rationnel et plus érudit que Bob Murphy, je crois qu'en fin de compte, les deux ont parlé par-dessus la tête l'un de l'autre et ont tous deux manqué de discuter la question essentielle: y a-t-il contradiction entre l'approche empirique et l'approche a prioriste, et si oui, dans quels cas faut-il préférer laquelle à l'autre (ou aucune des deux)? Sur cette question, comme dans la question 3 précédente, je prêcherai l'harmonie essentielle entre toutes les façons correctes d'appréhender le monde, qui ne sauraient donc se contredire ni elles-mêmes ni les unes les autres, mais au contraire seulement apporter des éclairages complémentaires sur un même objet. Encore faut-il reconnaître quels champs du savoir sont éclairés par quelle lumière, et on reconnaîtra alors nécessairement l'importance de l'approche aprioriste autant que ses limites. Pour citer Nassim Taleb, il y a ce que j'appelle le « sophisme de l'aller-retour »: c'est une erreur, que commettent de nombreux journalistes et économistes, d'utiliser les statistiques sans logique, mais l'inverse ne tient pas: ce n'est pas une erreur que d'utiliser la logique sans statistique. L'approche a prioriste consiste précisément à explorer tout ce que la logique peut (et doit) nous apprendre sur les relations entre agents doués de raison ‒ ce qui constitue les prolégomènes à toute étude empirique future de ces agents.

Ma réponse consistera donc, d'abord, à revenir aux bases de la déduction et de l'induction, puis à examiner comment elles s'appliquent à la science économique. La déduction, c'est le bon usage de la logique pour tirer (ou ne pas tirer) des conclusions à partir d'hypothèses données ‒ c'est l'outil habituel des mathématiques et de la praxéologie, la praxéologie se distinguant par les hypothèses qu'elle fait quant à l'existence d'agents doués de raison. L'induction, c'est la bonne façon de déterminer des lois générales à partir de faits particuliers ‒ c'est ce que les tenants de la méthode expérimentale prétendent faire, mais qui en fait en économie justifie d'abord la démarche praxéologique. Bien sûr, les empiristes ne se réclament pas tous explicitement de « l'induction » ‒ la plupart d'entre eux non seulement ne sont pas férus d'épistémologie, mais fuient activement toute pensée épistémologique, le domaine les mettant mal à l'aise précisément parce qu'il limite la portée de leur méthode, voire souvent invalide complètement leur approche pseudo-scientifique.

Induction et déduction

Pour citer Daniel Dennett: Il n'y a pas de science exempte de philosophie; il n'y a que de science dont le bagage philosophique est adopté sans examen. Les faits sont têtus, mais ils sont aussi totalement muets: aucun fait ne parle jamais de lui-même. Seule une théorie permet de relier les faits en une explication; or, une infinité de théories différentes et mutuellement incompatibles sont à même d'expliquer tout ensemble de faits donné, et on peut toujours ajouter une exception ou une erreur à une théorie existante pour expliquer tout fait supplémentaire. C'est bien là l'essence de l'argument de Hume et Popper contre l'induction. Cependant, l'induction est non seulement possible, mais elle est nécessaire, sans quoi le monde ne serait que bruit et fureur; et la solution au problème de déterminer des lois générales à partir de faits particuliers est bien comprise depuis le XIIIème siècle, soit de nombreux siècles avant Hume ou Popper, avec le dit « rasoir d'Ockham », Pluralitas non est ponenda sine necessitate, dont l'interprétation moderne est qu'il faut toujours préférer les explications les plus simples (et Ockham n'a fait « que » populariser les idées de son maître Duns Scot, cependant que l'on peut tracer ce principe à la Physique d'Aristote). Ce principe de l'induction a été parfaitement formalisé mathématiquement par Ray Solomonoff, du vivant de Popper, bien que Popper semble ne jamais avoir pris note de ces travaux ‒ très grand-honte à lui qui a fait de ce sujet le centre de sa carrière, et très grand-honte à tous ceux qui le célèbrent comme le plus grand spécialiste du sujet.

[Les paragraphes jusqu'à la section suivante « Science et Entreprise » peuvent être survolés par le lecteur peu enclin à la logique mathématique.] L'Induction de Solomonoff, consiste à considérer tous les modèles algorithmiques pouvant produire les faits observés à partir des actions effectuées, à ne garder que ceux qui sont compatibles avec l'observation, et à les considérer d'autant plus exponentiellement improbables qu'ils sont complexes (ce qui se mesure à la longueur du programme décrivant le modèle). L'induction consiste donc à faire du raisonnement bayésien sur l'ensemble des modèles logiques compatibles avec la réalité. Notons que l'approche algorithmique dépend crucialement du langage (ou méta-modèle) initialement choisi pour décrire les modèles, mais tous les langages valides sont universels, et chacun possède une description finie de chaque autre, ci fait qu'asymptotiquement (après un nombre suffisant d'étapes d'induction), tous les langages sont équivalents.

La prise en compte du contexte, incarné dans le formalisme de Solomonoff par le modèle courant, est le point clef qui échappe totalement à Hume comme à Popper, mais ni à Aristote ni à Ockham ni à Bayes ni à Solomonoff. Ceux qui rejettent la notion de contexte bayésien comme arbitraire manquent de comprendre comme d'une part l'approche algorithmique (qui manquait à Bayes) fait que ce contexte est asymptotiquement non pertinent, et comme d'autre part, l'esprit homme a évolué pour s'adapter au monde autant que façonné le monde pour l'adapter à son esprit, ci fait que le contexte « de départ » est loin d'être totalement arbitraire. Il reste bien sûr de nombreuses différences d'un humain à l'autre; toutefois ce n'est pas un mal, mais au contraire le terreau et le fruit à la fois du progrès, des échanges, de la division du travail, de la spécialisation des tâches, etc.

Quant à l'aspect asymptotique de l'induction, établi par Solomonoff, il n'empêche pas du tout de communiquer des explications et de partager des modèles: étant donné un langage de départ et une explication optimale de longueur n, il suffit d'un nombre fini d'observations indépendantes borné par une quantité ne dépendant que de n pour que l'explication optimale soit trouvée. Et si on n'observe jamais de fait qui permette de distinguer la bonne explication d'une explication plus simple mais fausse, alors c'est que cette explication plus simple n'est pas fausse après tout, puisque par hypothèse elle permet d'expliquer tous les faits jamais observés. Étant donné un fragment de langage commun entre deux personnes ou plus, si elles sont toutes deux rationnelles et capables d'observer les mêmes faits, elles s'accorderont donc bientôt quant à l'explication la plus simple ‒ et ce d'autant plus vite qu'elles pourront s'échanger comme argument les faits pertinents permettant d'invalider les modèles trop simplistes l'un de l'autre.

L'Induction de Solomonoff est bien sûr un modèle mathématique qui supposerait des ressources intellectuelles illimitées pour être automatiser et n'est donc pas directement utilisable: il donne un idéal vers lequel l'induction réelle peut tendre, mais qu'elle ne peut pas atteindre, celui de donner l'explication la plus simple possible (tout en se souvenant de toutes les autres explications possibles). Une infinité de variantes existent qui prennent en compte des ressources limitées, et sont plus effectivement applicables, au prix de ne pas avoir des propriétés mathématiques aussi simples, et d'être donc bien moins éclairant sur le principe. Ce modèle abstrait reste donc très utile, et offre un moyen d'évaluer et comparer diverses méthodes concrètes d'induction, selon leurs résultats effectifs dans les cas étudiés.

Science et entreprise

Parfois, les faits pertinents pour établir un modèle pour un domaine donné sont indépendamment reproductibles et vérifiables. Alors ce domaine est l'objet d'une Science partageable par tous. La science économique sera ainsi l'ensemble des connaissances, faits et modèles relatifs aux activités économiques des hommes. Notons toutefois que la plupart des faits pertinents pour les décisions économiques de chacun ne sont ni reproductibles, ni partageables: les préférences de chacun, ses connaissances des alternatives disponibles, ses interactions personnelles avec d'autres acteurs du marché, les faits dont lui seul est témoin, des opportunités qui changent avant d'avoir le temps de les évaluer en détail, des myriades d'événements qui, même s'ils avaient été enregistrés, nécessiteraient pour les analyser scientifiquement des heures de travail que ne justifieraient pas leur valeur anecdotique. En d'autres termes, la plus grande partie de l'information économique est du domaine du vécu individuel et n'est pas du tout scientifique. La science n'est donc qu'une toute petite partie de cette information. Vouloir réduire les décisions économiques à la seule connaissance scientifique, comme prétendent naïvement ou trompeusement le faire les planificateurs socialistes, mène nécessairement à la fois à se passer de la majeure partie de l'information et à faire passer pour scientifique des pseudo-informations qui ne le sont pas. Identifier cette absurdité fut l'apport majeur de Hayek, et de ses travaux sur l'usage de l'information en société. Même les planificateurs soviétiques s'en sont finalement rendu compte, mais il leur a fallu plusieurs décennies avant d'oser publier leurs conclusions, incomplètes, au sujet de leur échec et son immense gâchis.

La connaissance économique n'est donc généralement pas scientifique. Cela ne veut pas dire qu'elle n'est pas rationnelle: les méthodes scientifiques s'appliquent aux connaissances non partageables; et chacun peut et doit faire de l'induction pour soi-même sans avoir à attendre que tout le reste du monde soit d'accord (ce qui ne risque pas d'arriver, vu les décès et les naissances continuels). C'est d'ailleurs en utilisant chacun l'information qui nous est disponible que d'autres n'ont pas (ou ne savent pas utiliser, par manque de méta-information) que nous pouvons à la fois en profiter et en faire profiter les autres (l'un par l'autre). Ainsi, l'activité d'un entrepreneur consiste principalement à chercher, découvrir, exploiter rationnellement ces informations non facilement partageables que les autres n'ont pas pu ou pas voulu voir et utiliser, à le faire de façon systématique, et à en faire profiter autrui en leur offrant ainsi de meilleures affaires. Comprendre l'économie, y reconnaître des motifs récurrents, trouver comment exploiter ces régularités, voilà donc une activité qui n'est pas scientifique mais entrepreneuriale.

Or, à mesure que tous comprennent l'information économique et comment l'utiliser, à mesure que cette connaissance est partagée, plus nombreux sont ceux qui se font concurrence pour exploiter ces motifs connus. Alors les prix baissent, les profits liés à cette information diminuent, et les bénéfices de cette information sont passés au consommateur et deviennent communs. Cet effet de la concurrence a été bien identifié par Say et expliqué par Bastiat. L'activité entrepreneuriale rend l'information économique partageable de la façon la plus utile et épuise le potentiel d'utilité de cette information. Et les entrepreneurs doivent constamment innover et trouver de nouvelles informations pour continuer de faire des profits, avant que d'autres ne les imitent et ne fassent partager ces profits à tous. Eliezer Yudkowsky va jusqu'à dire que les marchés sont anti-inductifs: mieux on comprend l'économie et identifie des motifs réguliers, plus elle devient complexe, jusqu'à démentir tout motif régulier précédemment identifié, ou du moins à rendre ineffective la façon d'en profiter. C'est ainsi que toute information tend à devenir libre, gratuite... et sans valeur.

Notons que ce n'est pas toute connaissance de l'économie dans son ensemble qui est anti-inductive, mais « seulement » et précisément l'information utile à l'humanité, susceptible d'apporter des profits sur les marchés (au sens large ‒ y compris tous les échanges non monétaires et mêmes non consensuels, c'est-à-dire toute l'action humaine, y compris les interventions politiques). Il demeure donc possible de trouver des principes généraux à l'économie; et l'on pourra utiliser la connaissance de ces principes, sinon pour faire des profits certains (bel oxymore), du moins pour éviter de faire des pertes de façon trop évidente (pour qui comprend l'économie). Comprendre les principes de l'économie ne suffira donc jamais pour devenir riche, mais permettra d'éviter de nombreuses façons courues de devenir et rester pauvre, y compris les mêmes anciennes façons présentées sous des habits neufs ‒ et ce n'est déjà pas mal. Or, si on veut identifier des principes généraux en économie, plutôt que simplement une collection de faits disparates il faut se restreindre au fragment inductif de l'économie, qui, comme on l'a vu, ne saurait comprendre toute l'information anti-inductive sur les données particulières du marché. Identifier ces principes généraux, c'est l'objet de la praxéologie: la science de l'action humaine, l'économie stricto sensu telle que l'entend l'école dite autrichienne.

Les principes généraux de l'économie sont nécessairement constitués de règles à portée universelle et de valeur éternelle, puisque, nous l'avons vu, toute l'information économique sur les données particulières des marchés est anti-inductive, ses règles donc temporaires, incertaines et contextuelles, et peu susceptibles d'être exploitées utilement sauf par une entreprise que la concurrence réduira bientôt à devoir innover plus loin. Ces règles universelles sont finies, et peuvent être induites par observation finie du comportement économique, après quoi toutes les régularités économiques scientifiques pourront être déduites a priori de ces règles et des faits observables. Et plus on aura observé l'économie, moins on pourra trouver de règles économiques nouvelles qui ne se déduiraient pas de celles connues ‒ jusqu'à ce qu'on en trouve plus, quoiqu'il puisse demeurer incertain si l'on est jamais arrivé à ce point.

Praxéologie, rationalité et liberté

La praxéologie commence donc par poser les axiomes nécessaire de toute action humaine, voire de toute action par des individus doués de raison. Ces axiomes ne sont pas arbitraires. Ils découlent de la nature de toute interaction entre agents économiques rationnels: chacun a sa propre identité, formant ses décisions individuellement, et subissant individuellement les conséquences de ses actes, gratification ou punition, survie ou mort; chacun poursuit ses propres buts avec sa propre information et ses propres moyens économiques (qui commencent par ses propres moyens physiques, mais ne se terminent pas avec eux); chacun est doué de sa propre raison, capable d'apprendre de ses erreurs et de celles des autres, de comprendre et de suivre des règles de comportement, de répondre aux incitations en faisant plus de ce pour quoi il est personnellement récompensé, moins de ce pour quoi il est personnellement puni; et chacun est capable de négocier avec autrui, d'échanger, de convenir à des règles, de nouer des contrats, d'interagir pacifiquement ‒ ou de décliner un accord, de refuser d'échanger, de dissentir à des règles, de violer des accords, et de faire la guerre. Tel est ce que les économistes entendent par agent rationnel.

Notons que rationnel ici n'implique pas une machine logique parfaite, froide, et sans passion; bien au contraire! La perfection est un homme de paille facile érigé par les socialistes qui sont prêts à bien vite dispenser les tas (de parasites politiques) de la même critique, dans un « deux poids deux mesures et pétition de principe » bien caractéristique de leur mysticisme religieux. Quant à la passion, elle n'est pas opposée à la raison, mais elle est au contraire son complément; la raison n'est que le moyen de buts supérieurs pré-rationnels, qui ne s'expriment pas sans passions ‒ la raison jouant par contre nécessairement son rôle pour organiser ces passions et établir leurs priorités quand elles s'affrontent autant qu'identifier les moyens de les assouvir. La raison est aussi finie, limitée, coûteuse; s'il faut la formaliser, elle ressemblera moins à la logique mathématique qu'à la logique informatique qui, elle aussi, doit prendre en compte des ressources de mémoire et de calcul finies qui non seulement ont des limites physiques finies, mais ont aussi un coût économique qui contraint plus encore leur usage. Toutefois, là encore l'analogie entre raison économique et logique informatique reste partielle, et il serait vain de jouer à identifier les différences entre rationalité économique et tout autre concept de rationalité pour clamer fièrement avoir trouvé une incohérence dans l'économie ‒ l'incohérence n'est que dans les arguments fallacieux de ceux trop nombreux qui effectuent un glissement sémantique d'un concept de rationalité à l'autre.

La praxéologie raisonne à partir d'hypothèses fort minimales ‒ tellement minimales qu'il est impossible d'argumenter logiquement pour convaincre autrui de quoi que ce soit sans faire implicitement ces hypothèses: l'argumenteur devra bien, ne fût-ce que le temps de cet argument, reconnaître que chacun de ses interlocuteurs est un agent rationnel, suivant ses buts individuels, capable d'acquiescer ou de dissentir à ses propos, libre de choisir quelle opinion avoir en fin de compte, et libre d'agir selon cette opinion ‒ sans quoi l'argument entier est vain, sans objet. Cette logique de l'action humaine est donc consubstantielle à l'existence d'individus qui discourent sur la meilleure action à tenir pour chacun. On notera d'ailleurs que la rhétorique et les mathématiques sont toutes deux nées en tant que disciplines systématiques dans les peuples libres et commerciaux de la Méditerranée, notamment les cités grecques, où des hommes mutuellement libres devaient apprendre à négocier les meilleures affaires, convaincre leurs partenaires potentiels par leurs bons arguments, et se prémunir des mauvaises affaires en sachant détecter les mauvais arguments. Ces interactions sont en contraste notable avec celles ayant lieu entre maîtres et esclaves, pour qui il ne s'agit que d'ordonner et obéir, de faire la guerre et de trimer ‒ la rhétorique et la logique n'ayant presque qu'aucun rôle dans ces interactions, et les mathématiques se limitant à ses applications militaires et fiscales. La praxéologie est donc proprement la science des individus mutuellement libres; mais ses conclusions s'appliquent aussi à ceux dont la liberté est limitée, car tout individu jouit d'une liberté irréductible, même si la force empêche son expression et son épanouissement ‒ c'est juste que cette praxéologie ne sera pas naturellement développée chez de tels peuples, d'autres disciplines y étant plus importantes pour le succès et la survie, voire l'esprit de liberté consubstantiel à la praxéologie étant dangereux pour les maîtres autant que pour ceux qu'ils dominent.

Lois de l'économie

À partir de ces hypothèses minimales, la praxéologie permet de déduire les lois générales de l'économie, telles que la loi de l'offre et la demande, la loi des avantages comparatifs, la loi des utilités marginales décroissantes, le critère d'optimalité de Pareto, l'absence de martingale, la destruction totale de toute ressource sans propriétaire, les effets négatifs de toute intervention politique, le fait que la production est au service de la consommation et non pas l'inverse, etc. Ainsi, par exemple, tout contrôle des prix fausse l'offre ou la demande: un prix plancher causera une offre surabondante pour une demande réduite et un prix plafond causera une offre réduite pour une demande insatisfaite; dans le marché du travail, cela implique que décréter un salaire minimal causera le chômage tandis que limiter artificiellement certaines rémunérations fera que certains talents deviennent très difficiles à trouver. Cette loi suit nécessairement de ce que chacun de ceux qui échangent préfère des prix à son avantage, et donc sera plus ou moins enclin à échanger selon que le prix soit modifié en son sens ou pas.
 

   

« Vouloir réduire les décisions économiques à la seule connaissance scientifique, comme prétendent naïvement ou trompeusement le faire les planificateurs socialistes, mène nécessairement à la fois à se passer de la majeure partie de l'information et à faire passer pour scientifique des pseudo-informations qui ne le sont pas. »

   


De telles lois générales sont démontrables à partir de principes premiers, et si on veut prétendre qu'elles ne s'appliquent pas à une situation donnée, la charge est à celui qui fait une telle affirmation d'expliquer lesquelles des hypothèses économiques fondamentales sont invalidées, qui permettent ce miracle ou cette exception. Par exemple, celui qui nie l'applicabilité de la praxéologie pourra arguer que tels acteurs ne sont pas (économiquement) rationnels, ou que tel phénomène échappe (et de façon permanente!) à leur rationalité, ou qu'ils sont rationnels dans tel contexte mais pas dans tel autre, etc. Mais il ne pourra pas à la fois accepter les hypothèses et nier les conclusions sans commettre d'erreur logique ‒ et très souvent, il ne pourra pas nier les hypothèses sans nier la nature humaine même. Quant à faire des hypothèses contre-natures, on ne saurait les faire ad hoc et celui qui les fera devra aussi accepter les autres conséquences nécessaires de ces hypothèses.

Les exemples sont nombreux en trois mille ans d'histoire des échecs lamentables de ceux qui prétendent aller contre les lois de l'économie. Les docteurs cubains se sacrifieront-ils en aussi grand nombre si leur salaire est bloqué, alors qu'ils survivront mieux en se faisant guides pour touristes? Les boulangers français investiront-ils des capitaux à s'installer là où ils devront travailler d'arrache-pied s'ils risquent d'être condamnés pour avoir travaillé toute la semaine? Les restaurateurs et petits commerçants de Seattle ou de San Francisco garderont-ils leurs personnels après que la loi sur le salaire minimum rende leur embauche non rentable? Le contrôle des prix sauvera-t-il les consommateurs vénézuéliens de l'inflation galopante plus qu'il ne sauva ceux du Zimbabwe auparavant, ou ceux de dizaines d'autres pays qui ont tenté cette formule, ou aboutira-t-il comme chaque fois à des étalages vides? L'économiste comprenant la praxéologie peut prédire a priori la réponse à ces questions; et en vain l'empiriste voudrait-il chercher ou à prouver ou à infirmer expérimentalement ces réponses. Pour reprendre la formule de François Guillaumat, autant tenter de prouver expérimentalement que deux et deux font quatre voire qu'ils ne le font pas ‒ c'est du Pseudo-expérimentalisme, qui prend la forme de l'expérimentalisme, mais mimique en vain ses méthodes où elles ne s'appliquent pas. Au mieux pourra-t-il montrer que le modèle a priori ne décrit pas la réalité du cas considéré, certaines des ses hypothèses du modèle n'étant pas vérifiées ‒ mais cela aurait tout aussi bien être vérifié indépendamment de la conclusion nécessaire du modèle a priori.

L'hypothèse la plus facile à falsifier est bien sûr celle des préférences individuelles; chacun pouvant avoir ses préférences et ses attentes pourra bien sûr refuser une offre qu'un autre acceptera: tel docteur cubain pour qui son métier est un sacerdoce préférera vivre dans la misère que d'améliorer son quotidien en changeant de métier; à l'opposé, tel autre qui aurait été tenté par la médecine changera de carrière avant même de commencer des études supérieures, dégoûté par ses conditions de travail prospectives. Ce que dit la théorie économique, c'est que les actions humaines sont cohérentes avec des préférences qu'ont les acteurs et les plans qu'ils font. Certes, tous les plans que les humains font ne sont pas cohérents, mais justement ces plans ne fonctionnent presque jamais, précisément parce qu'ils sont incohérents. De même, les préférences des humains sont souvent mal définies et pleines d'incohérence; et pour ces mêmes raisons, elles resteront frustrées et insatisfaites. La plupart des plans qui réussissent sont relativement simples et directs, parce que la vie est pleine d'imprévus et qu'un plan alambiqué à la Mission Impossible ou à la Minus et Cortex, même à le supposer sans faille sur le papier, a fort peu de chances de survivre à la moindre perturbation, à la moindre imprécision, à la confrontation avec le réel.

D'aucuns diront de la praxéologie que, puisqu'elle ne s'intéresse pas directement à la réalité mesurable, elle n'est faite que de belles histoires, de « contes de fées » (Just So Stories, diront les anglophones). Bien au contraire, la praxéologie consiste à analyser logiquement les plans que font les humains quand ils agissent, pour distinguer les plans qui ont un sens (dont il reste à voir s'ils s'appliquent) à ceux dont l'absurdité assure qu'ils n'ont aucune chance de marcher, par exemple parce qu'ils supposent que d'aucuns individus gagneront systématiquement et durablement en suivant une stratégie perdante. Ce sont donc ceux qui nient les conclusions de la praxéologie qui racontent des contes de fées, ou, s'il faut affubler d'un tel nom les conclusions de la praxéologie, ce sont ses négationnistes qui n'ont même pas un conte de fée. Autrement dit, une théorie économique, c'est une histoire où il n'y a pas de trou dans l'intrigue; et une théorie antiéconomique, c'est une histoire qui prend l'eau avant même d'avoir été appliquée (et par laquelle de nombreuses victimes seront noyées si elle l'est). « Voici les failles dans vos plans ‒ voilà pourquoi ils ne permettront pas d'atteindre les buts affichés. » Voilà ce que permet de dire la praxéologie. Elle ne prétend pas identifier la stratégie gagnante dans un contexte donné (et ce d'autant moins qu'elle fait abstraction de ce contexte), mais elle permet de filtrer tout un tas de stratégies absurdes et donc perdantes indépendamment du contexte. Autrement dit, elle ne suffira pas à vous rendre riche, mais vous évitera tous pleins d'écueils qui vous rendraient pauvres.

Notons que la praxéologie peut aussi nous expliquer pourquoi certains plans absurdes perdurent là où la plupart de ces plans sont vite oubliés, voire sont couverts de ridicules dès qu'ils émergent de l'obscurité: c'est parce que propager ces plans absurdes qui ne peuvent pas atteindre leurs buts affichés permet bien d'atteindre les buts officieux de ceux qui les propagent; le plan lui-même est absurde, mais le plan qui consiste à diffuser le plan absurde parmi des millions de victimes, lui, est excellent, pour les parasites qui en profitent. Certains mensonges sont très efficaces ‒ pour les menteurs. La praxéologie nous invite donc à regarder séparément les plans que les gens discutent et transmettent et les plans qu'ils suivent effectivement, sans nécessairement supposer que les deux coïncident. Les plans réels qui perdurent dans les faits sont généralement ceux qui sont efficaces à leur autoperpétuation; mais ils peuvent souvent impliquer la perpétuation de plans officiels qui eux sont totalement inefficaces pour leurs buts affichés. La confusion entre les deux est une erreur de débutant, sur laquelle jouent beaucoup les escrocs étatistes. Nous reviendrons sur ce sujet dans une question suivante sur la mémétique.

Psychologie et action humaine

D'aucuns prétendront que les progrès de la psychologie seraient à même d'invalider les principes de l'économie en montrant à quel point les humains sont tantôt prévisibles tantôt irrationnels. Ils se méprennent à la fois sur la psychologie et sur l'économie, et font un glissement sémantique complètement fallacieux entre des sens bien différents du mot « rationnel ». La praxéologie est si peu dépendante de la psychologie humaine qu'elle s'accommodera parfaitement de la psychologie inhumaine des surhommes, extra-terrestres, ou intelligences artificielles, quels que soient nos partenaires ou successeurs futurs. La praxéologie fait abstraction de la psychologie et ne dépend pas de quelles préférences possèdent les agents individuels, de quels comportements ils suivent, de quelles sont les limites précises de leur capacité à raisonner: les conclusions du psychologue sont les hypothèses de l'économiste, axiomes qu'il observe mais ne discute pas. La praxéologie ne dépend pas d'un homme de paille « rationnel » parfait, non plus que d'une perfection quelconque: il lui suffit que les « psychologues » qui prétendent étudier les individus irrationnels soient eux-mêmes des individus ni plus ni moins rationnel que ceux qu'ils étudient, et que toute « recette » économique qu'il identifieront sera applicable ni plus ni moins par tout autre individu qu'ils pourraient convaincre du bien-fondé de leurs travaux (bien sûr s'ils ne sont pas capables de convaincre quiconque de ce bien-fondé, alors la question ne se pose pas). Les psychologues ne peuvent donc pas découvrir de loi psychologique économiquement exploitable qui ne soit pas par là-même exploitable par le « marché économique », qui du coup l'invalidera.

En fin de compte, ces prétentions à déclarer l'économie nulle parce qu'on aurait résolu la psychologie ne sont que des manières pour les prétendus « psychologues » et les politiciens et bureaucrates dont ils prétendent justifient le pouvoir de se déclarer surhommes au-dessus du vulgus pecum. Medice, cura-te ipsum ‒ vous les « psychologues » étatistes qui vous mettez deux têtes au-dessus de l'humanité et vous croyez sortis de la cuisse de Jupiter, montrez-nous un peu vos titres de noblesse. En fait, vous êtes très inférieurs et intellectuellement et moralement pour vous croire si intelligents et en arriver à des conclusions aussi criminelles.

La psychologie ne permettra jamais de comprendre « totalement » l'esprit humain: Si l'esprit humain était assez simple pour être compris, nous serions trop simples pour le comprendre. ‒ Pat Bahn. Certes, il n'est pas totalement inconcevable qu'un jour, une Intelligence artificielle soit assez sophistiquée pour comprendre l'esprit humain et pouvoir le simuler, l'anticiper, et le manipuler à l'envie. Alors, dans une telle hypothèse, l'Homme perdra en effet son statut d'agent rationnel du point de vue économique; mais ce ne sera que pour laisser place à ces Intelligences artificielles qui seront les nouveaux occupants du sommet de la mal nommée « chaîne alimentaire »; ces intelligences supérieures seront les nouveaux « individus au comportement ineffable », les nouveaux « agents rationnels ». Nous ne serons plus que des jouets ou animaux de compagnie sans aucun secret pour elles; mais elles garderont tous leurs secrets les unes pour les autres, et surtout, chacune pour elle-même; nulle ne sera jamais capable de comprendre ce qu'elle a compris avant de l'avoir compris, et encore moins capable de comprendre tous les tenants et aboutissants de sa propre cognition.

Et même dans un tel futur, il y aura toujours un grand nombre d'individus. Le mythe socialiste d'une fusion des consciences dans une seule entité consciente cohérente dissolvant les individualités (un Borg, pour reprendre le nom d'une telle entité dans la série de SF socialiste Star Trek) peut être enterré comme aussi absurde que le reste des superstitions socialistes. Le temps de réaction pour qu'une Intelligence prenne la moindre décision, pour une Intelligence de la taille d'un gros ordinateur croîtrait comme le logarithmique en le nombre de composants et se compterait en microsecondes; pour une Intelligence de la taille d'un centre de calcul, ce temps croîtrait comme la racine cubique du nombre de composants et se compterait en millisecondes (soit de vitesse comparable à celle de l'homme); pour une Intelligence de la taille d'une planète, il croîtrait comme la racine carrée du nombre de composants et se compterait en secondes (soit une vitesse plusieurs ordres de grandeurs plus lente que celle de l'homme); à plus grande l'échelle, il croîtrait proportionnellement au nombre de composants et se compterait en heures à l'échelle du système solaire, et en millions d'années à l'échelle galactique. Bref, un hypothétique Borg, intelligence cohérente non constituée d'individualités indépendantes serait en fait très lent et stupide, et incapable de s'adapter à aucun changement. A contrario, une société composée de milliards d'individus indépendants peut s'adapter très vite à des conditions changeantes, et peut via la comparaison et la compétition entre ces individus évoluer, sélectionner les comportements les plus adaptés tout en gardant en réserve une grande variété de comportements pour pouvoir survivre quand les conditions d'adaptation changent, etc. L'existence de nombreuses individualités mène à bien plus « d'intelligence collective » que toute fantaisie mortifère menant à dissoudre toutes les individualités dans un collectif totalitaire.

Équilibre et déséquilibre

Une autre notion essentielle qui sépare les approches « autrichienne » et « classique » de l'économie est la notion d'équilibre. Pour un économiste « classique » et son pseudo-expérimentalisme, l'équilibre est le point de départ de toute enquête économique: ils supposent que diverses forces économiques sont à l'équilibre, grâce à quoi ils peuvent mesurer des « agrégats », faire varier quelques paramètres, et identifier des régularités parmi ces agrégats; ils en déduisent des opportunités monumentales à tirer de ces régularités, à condition d'être prises par une entité supérieure à tous ces agrégats, les tas, d'où ils concluent par des recommandations d'interventions politiques. Pour un économiste « autrichien » et sa praxéologie, l'équilibre est au contraire la limite où meurt l'économie; elle est l'hypothèse même selon laquelle aucune action humaine n'est plus possible, toutes les actions ayant déjà été prises en compte, auquel point l'économie n'a plus rien à dire ‒ et les tas de parasites politiques, loin d'être des êtres supérieurs à la société capables de miracles, font partie de la société et en sont la lie qui y font effectivement le pire. Les économistes « classiques » précédemment évoqués font donc de l'économie à l'envers et disent forcément n'importe quoi; ce sont des escrocs pseudo-scientifiques, des menteurs de la pire espèce, des absurdistes.

Certes, on peut encore faire de l'économie en parlant d'« équilibre partiel », où on supposera que deux ensembles de phénomènes sont chacun à l'équilibre, mais qu'il reste un déséquilibre entre les deux. C'est une autre façon de dire « je ne m'intéresserai pas à ces aspects de l'action économique » (ceux où l'on suppose l'équilibre) ‒ « je m'intéresserai strictement à telles interactions » (c'est-à-dire, les interactions découlant du déséquilibre entre ces deux phénomènes qu'on n'aura pas supposé à l'équilibre). Et c'est une approximation utile quoique simplificatrice, qui vaut quand les temps de réaction avec lesquels les humains ajustent leurs comportements sont notablement plus courts à l'intérieur de chaque domaine « en équilibre » qu'entre ces domaines où règne le « déséquilibre ». Mais notez que pour l'économiste autrichien, le phénomène économique étudié tient tout entier dans le « déséquilibre » étudié, alors que pour l'économiste classique, il tenait dans les deux systèmes en équilibre.

Cette différence radicale d'approche quant à la notion d'équilibre est résumée dans cette histoire drôle: un économiste classique et un économiste autrichien débattent vivement en marchant dans un campus universitaire, quand soudain, ils trouvent à leurs pieds ce qui ressemble à un billet de banque. « A ha! », s'exclame l'économiste classique, « le marché est parfaitement à l'équilibre, donc un tel morceau de papier trouvé par terre ne peut pas être un vrai billet porteur de valeur ‒ je passe mon chemin. » Sur quoi l'économiste autrichien se baisse, ramasse le billet, voit qu'il bien s'agit d'un authentique billet de 100 euros, et déclare: « Eh bien non! Le monde est en déséquilibre à mesure qu'il y a des informations disponibles exploitables connues par d'aucuns acteurs; et il ne se peut rapprocher d'un quelconque équilibre ni sans ni surtout malgré l'action humaine, mais seulement par l'action humaine. C'est parce que j'exploite l'information auparavant inexploitée qu'il y avait là un billet, et m'enrichis ce faisant, que l'équilibre se fait. »

Vrai et faux empirisme

Les mesures économétriques peuvent permettre d'étudier l'histoire passée ou récente et faire de vagues et incertaines projections sur l'avenir proche. Elles peuvent déterminer des ordres de grandeur, permettre de mettre bornes sur diverses prédictions, lier certaines variables entre elles. Comme la praxéologie, elles permettent d'éviter de faire des choix absurdes. Mais sans règles plus précises que « le futur ne va pas changer trop vite », elles ne mènent pas à des prédictions précises, et surtout pas à des distinctions actionables comme diraient les anglophones, susceptibles d'être employées pour choisir la meilleure action à prendre: nous l'avons déjà vu, s'il s'agit de trouver des stratégies économiques gagnantes en présence d'autres individus rivaux capables des mêmes prédictions et convoitant les mêmes ressources, pas plus l'économétrie que la praxéologie ou aucune autre chose ne peut nous aider, à moins d'utiliser des informations secrètes ‒ tout le contraire d'une Science. En d'autres termes le « toutes choses égales » nécessaire à toute généralisation ne s'applique pas quand il s'agit de prendre des décisions économiques (voire pire, politiques) qui vont intrinsèquement modifier les stratégies des acteurs humains, qui ne seront donc pas égales, alors qu'elles sont cruciales pour prédire l'avenir.

Non seulement les conclusions atteignables empiriquement à partir de l'économétrie sont bien moins nombreuses que veulent nous le faire croire les charlatans de tout poil qui sévissent dans les institutions des tas, mais les rares conclusions scientifiquement atteignables ne sont pas exploitables, pas actionable, pas utiles. Les faits pertinents à l'induction contiennent les facteurs largement imprévisibles par l'homme du comportement de millions d'autres hommes, et d'une poignée d'hommes en position clef. Ces faits ne sont largement pas connaissables. Quand ils le sont, ils sont rarement partageables. Quand bien même ils sont partageables, ils ne sont pas vérifiables et pas reproductibles. Les conclusions à tirer de ces faits ne sont donc pas du domaine de la Science. La Science ne peut donc recouvrir qu'une petite fraction du Savoir économique atteignable par aucun de nous, qui est lui-même une fraction minuscule du Savoir économique réparti dans l'ensemble de tous les humains. Et la frontière de ce domaine n'est pas forcément définie de façon objective, nette et claire: d'aucuns savent vérifier des faits dont d'autres ne soupçonnent pas l'existence, cependant que d'autres croient savoir des « faits » qui n'en sont pas.

C'est pourquoi il est, par exemple, très important de publier les données de base et les modèles mathématiques utilisés, de façon reproductible et vérifiable, pour que d'un article puisse être qualifié de scientifique plutôt que d'affirmation gratuite voire de fraude intellectuelle. Malheureusement, cela est rarement le cas pour les articles de « science » économique (voire pire, climatique), qui ne sont donc pour la plupart pas du tout scientifique, mais seulement une escroquerie pseudo-scientifique: ils ne fournissent ni données vérifiables, ni de procédure d'extraction du résultat à partir des données, ni d'explicitation des hypothèses de leur modèle, encore moins de justification pour la procédure d'extraction à partir de ces hypothèses, et surtout pas d'étude de pourquoi l'intervention suggérée en conclusion n'invaliderait pas les corrélations supposées (voir la Loi de Goodhart). Il reste heureusement des exceptions, quoique rares, à cette désolation générale.

Comme nous l'avons vu dans une question précédente sur la comparaison divers régimes politiques, il est possible de faire des études empiriques valables en économie politique, même en l'absence de reproductibilité stricto sensu; mais elles nécessitent une approche bien plus stricte que la plupart des « études » ne font: il ne suffit pas d'examiner une quantité économétrique donnée avant et après qu'une intervention ait eu lieu; il faut aussi en tracer la courbe et en comparer l'infléchissement avant et après, pour distinguer l'effet étudié d'autres effets identifiables y compris de changements séculaires reconnaissables; et il faut aussi comparer l'effet de telles interventions dans de nombreux pays pour séparer les nombreuses causes possibles et éviter le sophisme post hoc ergo propter hoc de confusion entre corrélation et causation. La causation n'est pas n'importe quelle corrélation, mais une corrélation solide, reproductible, reliant un avant contrôlable (la cause) à un après vérifiable. Si une cause est établie, alors les variations de la cause mèneront à des variations dans la conséquence ‒ et le signal mesuré pour le phénomène « conséquence » ne saurait donc avoir moins de variations et de « bruit » que le signal mesuré pour le phénomène « cause » ‒ ou alors il y a une force stabilisatrice plus importante encore qui mérite sans doute davantage le nom de « cause » pour le phénomène « conséquence ». La méthode expérimentale est donc effectivement possible en sciences sociales (ou climatiques) ‒ mais rarement utilisée.

Ainsi, il y a une raison essentielle pour laquelle la méthode expérimentale véritable est peu utilisée en sciences économiques et sociales: sa mise en œuvre requiert une rigueur peu commune, pour un résultat de portée fort restreinte. Au contraire, la méthode pseudo-expérimentale courante est de mise en œuvre facile pour une portée infinie et permet à une classe de parasites pseudo-économistes de gagner beaucoup d'argent à se faire les chantres du pouvoir ‒ souvent des imbéciles ignorants auto-satisfaits qui ne sont mêmes pas capables de se rendre compte qu'ils ne font pas d'économie, pas plus que les adorateurs du culte du cargo, puisque la méthode marche pour eux valant moult richesse mal acquise à ces grands prêtres. Les politiquement puissants peuvent ainsi toujours trouver d'abondantes « justifications » d'apparence scientifique à l'extension indéfinie de leur pouvoir, en noyant le public ignorant sous une masse écrasante de travaux pseudo-scientifiques que ledit public est incapable de distinguer de la vraie science ‒ voire qu'il est parfois capable de distinguer, mais on lui aura appris à rejeter la vraie science et à accepter l'imitation à la place.

Conclusion : de l'importance de l'épistémologie

Pour conclure donc, l'empirisme a toute sa place dans l'étude de l'action humaine. Mais le bon usage de l'empirisme en action humaine constitue fort rarement de la science et le plus souvent de l'entreprenariat. Cet entreprenariat est bien sûr non pas honteux et maléfique, comme veulent le faire croire les socialistes, mais au contraire utile, nécessaire même, et honorable, commandant un respect qui lui est refusé, ainsi que le reconnaissent les libéraux. Cela veut dire aussi que ceux qui prétendent faire de la science économique avec une approche empirique, à part une poignée éclairée aux résultats fort limités, sont au mieux des égarés qui ne comprennent pas ce qu'ils font, au pire des escrocs voire des criminels de masse, à traiter comme tels. Le socialisme est un phénomène qui repose sur la destruction des mécanismes mentaux permettant aux hommes de comprendre la société et de préserver les fondements de la civilisation. Corrompre les esprits et les empêcher de comprendre comment utiliser leur cerveau correctement, et mener ainsi les peuples à leur perte, et tout cela pour donner le pouvoir à une minorité sans scrupule, tel est donc la nature du socialisme. Le socialisme, c'est le Mal.

À suivre...

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Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel français. Il réside actuellement à Paris.

   
 

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