Montréal, 15 février 2011 • No 286

 

Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.

 

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La SOCAN et l’art de surtaxer la musique

 

par Gilles Guénette

 

          On apprenait récemment que la salle Memorial située au cœur de notre petit village de Brome-Missisquoi va être réduite de taille pour pouvoir dorénavant accueillir moins de 100 personnes. La raison? L’édifice a besoin de rénovation et il en coûte trop cher annuellement en frais d’opération pour un édifice de la taille actuelle: taxes municipales, assurances, huile à chauffage, électricité, musique… Musique?!

 

          Oui, la « taxe SOCAN ». Ça fait plus de trente ans que les propriétaires de cet établissement privé la payent. Pour les douze dernières années seulement, on parle d’un montant de plus de 7 500 $. À chaque fois que la salle était louée, et qu'on y jouait de la musique, ça coûtait 57,55 $ si les convives dansaient et 28,75 $ si les convives ne dansaient pas. Hmm, vos invités sont assis tranquillement à écouter de la musique: 28,75$. Ils se déchaînent sur le plancher de danse: le double.

          Je ne sais pas sur quoi les gens de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique se sont basés pour établir cette distinction – après tout, qu'elle soit entendue par une paire d'oreilles en mouvement ou une paire d'oreilles au repos, I Lost My Baby demeure I Lost My Baby! –, n'empêche qu'avec toutes les salles Memorial à travers le pays, ils doivent bien amasser un joli magot chaque année! Joli, vous dites?! Si on tient compte de la panoplie de tarifs et de taxes de toutes sortes collectés par l'organisme, les gens de la SOCAN doivent effectivement amasser un bien beau magot!

Taxer les oreilles

          La SOCAN, comme on peut lire sur son site, est l'organisation qui gère les droits d'exécution de plus de 100 000 auteurs, compositeurs et éditeurs membres, en émettant des licences pour l'utilisation de leur musique au Canada. Elle perçoit des droits de licences en leur nom et leur répartit ces redevances.

          Pour la SOCAN, le monde est divisé en deux: d’un côté, les créateurs, de l’autre, les utilisateurs. Si vous êtes un auteur, compositeur ou éditeur de musique, l'adhésion à la SOCAN vous permet d'être rétribué pour l'exécution publique de votre musique dans le monde entier. (Si vous n’êtes joué nulle part, ce n’est pas grave: vous serez rétribué quand même!) Par contre, si vous faites jouer de la musique ou vous engagez des musiciens pour mettre de l'ambiance dans votre entreprise, vous devez obtenir une licence de la SOCAN.

          Et la SOCAN reçoit comme ça des tonnes de fric chaque année pour différents « services ». Une simple visite sur son site donne le vertige. Allez jeter un coup d’oeil à la liste des « tarifs de la SOCAN approuvés par la Commission du droit d'auteur du Canada ». La grille, qui s’adresse aux utilisateurs, est des plus détaillées. À part les droits mensuels pour les radios commerciales, non-commerciales, les télés commerciales ou éducatives, on y retrouve une panoplie de licences pouvant s’appliquer à à peu près n’importe quelle situation.

          Par exemple, pour un club de divertissement pour adultes: Droits annuels: 4,4¢ par jour d'ouverture comme club de divertissement pour adultes multiplié par la capacité de l'établissement. Pour les expositions et les foires: Droits calculés selon le nombre total de visiteurs: a) Plus de 75 000 personnes - de 12,81 $ à 64,31 $ par jour; b) Nombre de visiteurs excédant 75 000; i) Pour les premières 100 000 personnes - 1,07¢ par personne; ii) Pour les prochaines 100 000 personnes - 0,47¢ par personne; iii) Pour les prochaines 300 000 personnes - 0,35¢ par personne; iv) Toutes les autres personnes additionnelles - 0,26¢ par personne.

          Au cinéma: Droits annuels: 1,23 $ par siège; droits minimum de 123,00 $ par année. À la patinoire (patins à roulettes et sur glace): Droits annuels: a) Lorsqu'un droit d'entrée est perçu: 1,2% des recettes brutes provenant du droit d'entrée, excluant les taxes de vente et d'amusement (droits annuels minimum de 104,31 $); b) Lorsqu'aucun droit d'entrée n'est perçu: 104,31 $. Lors de réceptions, de congrès, d’assemblées et de défilés de mode: Droits par événement, selon la capacité de la salle: a) Sans danse: de 20,56 $ à 87,40 $ b) Avec danse: de 41,13 $ à 174,79 $.

          Dans les avions: Droits par trimestre, selon le nombre de sièges: a) Musique au sol - de 40,50 $ à 82,50 $ par avion b) Musique en vol - de 162,00 $ à 330,00 $ par avion. LA MUSIQUE EN VOL VAUT QUATRE FOIS PLUS CHER QUE LA MUSIQUE AU SOL! Dans les navires de passagers: Droits annuels basés sur la capacité du navire: 1,05 $ par personne (minimum annuel de 62,74 $). Dans les autobus, trains et autres transports publics excluant les avions et les navires de passagers: Droits annuels basés sur la capacité du véhicule: 1,05 $ par personne (minimum annuel de 62,74 $).

          La musique de fond: Droits annuels: 1,23 $ par mètre carré ou 11,46¢ par pied carré; la moitié des droits annuels pour les établissements ouverts moins de six mois par année. (Dans tous les cas, droits minimum de 94,51 $). SORTEZ VOS TAPES À MESURER! ON CROIT RÊVER. Attente musicale: 94,51 $ par ligne principale de standard, plus 2,09 $ pour chaque ligne de standard additionnelle.
 

« Les porte-parole des "ayants droit" du secteur musical sont souvent les premiers à descendre dans la rue pour protéger la diversité. On se demande s’ils ont vraiment cette diversité à coeur. Les règlements de la SOCAN sont d’une telle rigidité qu’ils encouragent tout sauf la diversité. »


          Il y a des frais pour toute exécution musicale dans les parcs, les rues et autres endroits publics; pour tout concert en public; tout défilé où il y a une ou des fanfares; dans le cadre de spectacles de cirque, de spectacles sur glace, de feux d'artifice, de spectacles de son et lumière et d’événements semblables; lorsque de la musique est enregistrée à des fins de danse ou à des fins d’exercices physiques et cours de danse, bref partout où il y a de la musique, il y a des frais. Il y en a des pages et des pages comme ça – et je vous fais grâce de tout le volet Internet et musique en ligne. C’est à se demander comment il se fait qu’il y ait encore de la musique diffusée partout tout le temps!

Les musiciens ne s’appartiennent pas

          Pourquoi payer si les groupes que vous présentez ne jouent que leur propre musique? « Lorsque vous engagez des artistes pour jouer dans un événement, vous faites appel à leurs services d’interprètes. Cela ne comprend pas le droit d’exécution publique de la musique – même de leurs propres oeuvres. Si un interprète est également créateur de musique, celui-ci a confié l’administration de ses droits d’exécution à la SOCAN ou à une autre société semblable. »

          Si vous vous procurez une licence, est-ce qu'elle couvre tous les usages que vous faites de la musique dans votre établissement? « Selon l'usage que vous faites de la musique, vous pouvez avoir besoin de plus d'une licence. Il y a plus de 20 catégories différentes de licences pour refléter les différentes utilisations de la musique en spectacle ou enregistrée, pour lesquelles un tarif a été approuvé par la Commission du droit d'auteur du Canada. »

          Vous avez déjà acheté le CD, alors pourquoi devez-vous vous procurer une licence de la SOCAN? « Quand vous achetez un CD dans un magasin de disques, vous n'avez pas payé aux auteurs le droit de faire jouer leur musique en public. Seule une licence d'exécution publique vous donne ce droit. Cependant, si vous achetez un CD pour votre usage personnel (maison, auto, etc.), vous n'avez pas besoin d'une licence. » On est tenté de se demander: pour combien de temps encore…

          Et qu’advient-il si vous ne jouez pas le jeu? On peut lire sur le site de la SOCAN que: « Si vous autorisez l'exécution publique d'oeuvres protégées par un droit d'auteur sans obtenir la bonne licence, vous êtes responsable de la violation de droits d'auteur et nous pouvons protéger ces droits en prenant des mesures légales pour ce faire. »

          La seule façon de ne pas avoir à payer une licence dans un endroit privé fréquenté par plusieurs personnes « est lorsqu'un appareil radio posé sur le bureau d'une réceptionniste [par exemple] est utilisé principalement pour son plaisir personnel ». Donc, dans un petit restaurant ou un café, si vous posez un appareil radio près de la caisse et que vous le tournez vers vous – et non vers vos clients –, vous pourriez dans les faits prétendre que c’est pour votre plaisir personnel et ne rien payer…

Taxer, taxer, taxer

          Les citoyens des grandes villes n’ont pas idées comment l’achat de telles licences peut avoir un impact sur les revenus d’une entreprise. Dans Brome-Missisquoi, en dehors de la saison touristique, la plupart des commerces doivent fermer trois (quelquefois quatre) jours par semaine parce qu’il n’y a pas suffisamment de clients pour justifier leur ouverture. Ces entrepreneurs ne roulent pas sur l’or. Imaginez si l’achat d’une licence pour faire jouer de la musique dans leur commerce est une priorité pour eux!

          Les porte-parole des « ayants droit » du secteur musical sont souvent les premiers à descendre dans la rue pour protéger la diversité. On se demande s’ils ont vraiment cette diversité à coeur. Les règlements de la SOCAN sont d’une telle rigidité qu’ils encouragent tout sauf la diversité. Ils ne laissent aucune place à la spontanéité et au partage. Ils ne tiennent pas non plus compte de la capacité de payer des entreprises.

          Pour eux, pas de différence entre une radio commerciale et un petit café – à part le prix de la licence, bien sûr. « Vous faites jouer de la musique? Vous devez payer! » Pourtant, si la radio commerciale fait de l’argent avec la musique qu’elle diffuse, ce n’est pas le cas pour les cafés, les restos, les cinémas, etc. Personne ne fréquente un restaurant ou un café parce que la musique est bonne. Personne ne va au cinéma ou ne prend l’avion parce que le choix musical est bon. On ne va pas magasiner chez La Baie et on ne prend pas l’ascenseur parce que la muzak est agréable.

          Les artistes dont on joue la musique un peu partout devraient célébrer le fait qu’ils sont populaires – plusieurs de leurs confrères n’ont pas cette chance. Mais au lieu de cela, ils appuient tacitement leurs porte-parole qui ne manquent pas d’imagination lorsque vient le temps de trouver des moyens de collecter (faudra voir s’ils réussissent à obtenir des conservateurs leurs taxes sur les fournisseurs de service Internet et sur les lecteurs numériques… imaginez un avion bondé de passagers écoutant de la musique sur leur iPod; ce sera comme si on appliquait une taxe par-dessus une autre taxe!).

 

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